LA CONDITION DES FEMMES ET LA QUESTION DU FÉMINISME DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE ET

LA CONDITION DES FEMMES ET LA QUESTION DU FÉMINISME DANS L’ŒUVRE ROMANESQUE ET THÉÂTRALE DE MIRBEAU Octave Mirbeau est un écrivain qui a profondément marqué la fin du XIXe siècle, aussi bien dans le monde littéraire que journalistique. Fortement inspiré par la pensée anarchiste, il a lutté avec acharnement contre toutes les instances qui anéantissent l’individu (en particulier l’Église, l’Armée et la famille patriarcale). Toutefois, alors qu’il défend les plus faibles et tous ceux que la société opprime, il se montre peu tendre envers les femmes, en particulier dans ses articles, alors qu’elles sont souvent elles aussi des victimes de l’ordre patriarcal. Son attitude n’est pourtant pas dépourvue d’ambiguïtés : il n’hésitera pas à prendre la défense de femmes comme Camille Claudel et Marguerite Audoux, par exemple. Dans son œuvre romanesque et théâtrale son positionnement est plus complexe et vers la fin du siècle il crée des personnages féminins puissants et ambigus. La question à laquelle nous tenterons de répondre est la suivante : malgré son antiféminisme, Mirbeau n’est-il pas le créateur d’une féminité nouvelle ? Nous verrons tout d’abord pourquoi Mirbeau est souvent considéré comme un intellectuel misogyne et antiféministe. Notre analyse se focalisera ensuite sur les paradoxes et les contradictions de Mirbeau, qui sait reconnaître le talent d’une femme et prend peu à peu conscience que la femme doit intégrer la société. Pour finir, nous nous pencherons sur un roman en particulier, Le Jardin des supplices, qui est l’une de ses œuvres les plus emblématiques, et nous verrons en quoi le personnage de Clara est l’incarnation d’une féminité monstrueuse et extrêmement moderne. 1. La misogynie et l’antiféminisme d’Octave Mirbeau Par certains côtés, Mirbeau fait partie de ces intellectuels dont parle Christine Planté dans La Petite Sœur de Balzac, pour qui l’émancipation des femmes est perçue comme une forme de décadence. Dans certains de ses articles, ses propos sont clairement misogynes, comme par exemple lorsqu’il commente la Lilith de Gourmont en 1892. Il affirme que la femme n’est pas un cerveau, elle n’est qu’un sexe, et rien de plus. Elle n’a qu’un rôle, dans l’univers, celui de faire l’amour, c’est-à-dire de perpétuer l’espèce ; rôle assez important, en somme, assez grandiose, pour qu’elle ne cherche pas à en exercer d’autres. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie, que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour, ni la maternité ; elle ne peut concevoir les idées générales, embrasser les grands ensembles ; elle ne conçoit et n’embrasse que le fait particulier. Dans ce passage, on sent la forte influence qu’a eue sur Mirbeau la philosophie de Schopenhauer. Selon le philosophe allemand, comme d’ailleurs chez Darwin, il existe une infériorité biologique de la femme par rapport à l’homme. La femme paie sa dette à la vie, non par l’action, mais par la souffrance (l’enfantement) et ne peut saisir les idées abstraites. Si elle s’intéresse à l’art et à la culture, c’est uniquement pour séduire l’homme. La misogynie de Mirbeau se double souvent d’antiféminisme. Dans son article intitulé « Propos galants sur les femmes », paru dans Le Journal en 1900, il se révolte contre le fait qu’il y ait une élue dans le comité de la Société des Gens de Lettres : Il n'y a que la première femme qui coûte. Une fois le principe établi, toutes les dames qui écrivent ne tarderont pas à entrer dans ce comité, et les hommes, enfin vaincus, n'auront plus qu'à se retirer à la maison, où désormais ils surveilleront, ménagères, le pot-au-feu et donneront, nourrices sèches, le biberon aux enfants. Résultat d'ailleurs admirable, car l'enfant, arraché à l'éducation exclusive de la femme, à tous les préjugés sentimentaux, à toutes les superstitions catholiques de la femme, pourra, peut-être, devenir un homme... Oui, mais est-ce qu'il y aura encore des enfants ? Tel est le problème. On retrouve bien dans ce passage la « haine de la femme qui sort de sa condition de femme » évoquée par Christine Planté. Ce genre de propos n’a rien de surprenant à l’époque, et nombreux sont les intellectuels qui sont du même avis. L’attitude de Mirbeau envers les femmes n’est pourtant pas toujours cohérente. 2. Les contradictions et les paradoxes de Mirbeau dans son attitude envers les femmes et le féminisme La première chose que l’on constate est que Mirbeau n’hésite pas à défendre les femmes lorsque cela lui paraît juste et lorsqu’il est persuadé de défendre une noble cause. C’est ce qu’il fait par exemple en tournant en ridicule les thèses anti-féministes de Strindberg. En 1887, ce dramaturge suédois a créé une pièce intitulée Le Père, qui est créée en 1890 et représentée à Paris. Cette pièce contient de violentes diatribes contre les femmes et il va plus loin, en 1895, en publiant un essai intitulé De l’infériorité de la femme, dans lequel il essaie de démontrer de manière scientifique que la femme est inférieure à l’homme. Il développe son argumentation en établissant une comparaison entre les sens masculins et féminins et conclut que ceux des femmes sont nettement moins développés, comme c’est le cas par exemple pour l’odorat. Ces attaques créent de nombreuses polémiques et Mirbeau fait partie de ceux qui s’expriment sur le sujet. Dans l’article intitulé « Les défenseurs de la femme / Sur un article de M. Strindberg », il écrit : M. Strindberg tombe dans l’erreur commune à beaucoup d’hommes qui appliquent à la femme une tare d’infériorité en ce qu’elle n’a pas la même forme d’esprit, les mêmes qualités de sensations, les mêmes aptitudes que l’homme, c’est-à-dire en ce qu’elle n’est pas un homme. Cela m’a toujours semblé un fâcheux raisonnement. La femme n’est point inférieure à l’homme, elle est autre, voilà tout .[…] Quant à moi, je pense que la mission de la femme est une chose admirable (…), sacrée, puisque c’est dans les flancs de la femme que s’enfante l’avenir. Et puis elle est belle. Or la beauté vaut l’intelligence, dont l’homme s’octroie à soi seul orgueilleusement l’exclusive attribution. […] La vérité est que M. Strindberg a dû beaucoup souffrir de la femme. Il n’est pas le seul et c’est peut-être de sa faute. On voit donc une nette évolution dans la pensée de Mirbeau, puisque, dans un roman comme Le Calvaire, par exemple, la beauté de la femme était le contraire de l’intelligence et à aucun moment l’idée que l’homme est responsable de sa souffrance n’était apparue. Mirbeau n’hésite pas non plus à utiliser sa plume pour prendre la défense de femmes qu’il juge importantes dans le domaine artistique ou littéraire. C’est ainsi qu’il rend hommage plusieurs fois à Camille Claudel. Contrairement aux sculptures des autres femmes, qu’il juge trop mièvres, les siennes lui paraissent beaucoup plus viriles. Il fera de son mieux pour l’aider lorsqu’elle rencontrera des difficultés (et ce malgré leurs vues politiques opposées, puisqu’elle est hostile à Dreyfus). Lorsqu’il l’évoque pour la première fois dans l’un de ses articles, en 1893, il l’associe à Rodin et à Paul Claudel. Mais par la suite, il parlera d’elle dans la presse sans la comparer à qui que ce soit et saluant uniquement son génie à elle. Aussi proclame-t-il haut et fort : « Nous voilà en présence de quelque chose d’unique, une révolte de la nature : une femme de génie ». Les prises de position de Mirbeau ne se font pas uniquement dans les journaux, on lui doit aussi des actions plus concrètes. C’est par exemple grâce à lui que Marguerite Audoux connaît le succès et obtient même le prix Fémina en 1910 pour son roman Marie-Claire. Cette jeune orpheline, devenue servante de ferme puis couturière à Paris vivait dans une grande précarité. C’est son amant qui, découvrant qu’elle écrit, fait en sorte que le manuscrit de son roman arrive entre les mains de Mirbeau. Malgré son état dépressif à cette époque, ce dernier lit le roman avec enthousiasme et l’impose aux éditeurs. Le roman connaît un franc succès : les ventes dépassent les 100 000 exemplaires et il est traduit en plusieurs langues. Si l’on considère l’œuvre romanesque et théâtrale de Mirbeau dans son ensemble, on constate par ailleurs que la question des femmes y est traitée d’une manière positive à plusieurs reprises. Ainsi ose-t-il présenter sur la scène de la Comédie-Française un personnage de femme totalement émancipée, à savoir Germaine Lechat dans Les affaires sont les affaires. Cette jeune femme affronte son père d’une manière courageuse, exprimant sans détours le mépris qu’elle a pour l’argent sale. Dans un dialogue avec son amant Lucien, elle expose clairement son désir de travailler et sa soif d’absolu : « Ne puis-je donc travailler ?… J'ai de l'énergie… la volonté d'être libre et heureuse… » Lucien est beaucoup plus lucide et réaliste, et lui répond que la misère peut détruire l’individu. Il souligne aussi le fait que, pour une femme, la situation est plus difficile que pour un homme : « Et j'étais un homme, c'est-à-dire un être privilégié… protégé… à qui la uploads/Litterature/ lisa-suarez-la-condition-des-femmes-et-la-question-du-feminisme-dans-l-x27-oeuvre-romanesque-et-theatrale-d-x27-octave-mirbeau.pdf

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