Communications Les métamorphoses du corps comique Olivier Mongin Citer ce docum
Communications Les métamorphoses du corps comique Olivier Mongin Citer ce document / Cite this document : Mongin Olivier. Les métamorphoses du corps comique. In: Communications, 56, 1993. Le gouvernement du corps. pp. 125- 138; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1993.1853 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1993_num_56_1_1853 Fichier pdf généré le 10/05/2018 Olivier Mongin Les métamorphoses du corps comique II n'est pas indifférent de réfléchir de concert sur le corps et sur la démocratie. L'approche anthropologique inaugurée par Tocqueville ne cesse d'insister sur la dynamique de « désincorporation » qui affecte inéluctablement la « chair du social » (Merleau-Ponty) au sein des démocraties égalitaires. Et ce procès historique de « désincorporation », il y insiste fréquemment, vise et touche simultanément le corps collectif et le corps individuel. Au corps visible et pourvu d'une identité organique des sociétés traditionnelles s'est lentement substitué un corps invisible aux analogies nombreuses : corps sans organes, simulacre, matière désincarnée. Une étape considérable est franchie puisque le corps évoque désormais une texture qui ne renvoie ni au privé ni au public : ni corps individuel ni corps collectif, le corps désigne une nature hybride, un mixte, d'où son oscillation dans les représentations et les images entre l'élémentaire, la masse d'une part — autant de formes de l'invulnérabilité — , et la déchirure, le démembrement d'autre part — autant de manifestations de la vulnérabilité. Dans l'un et l'autre cas le corps est « désincarné », l'imaginaire du corps hésite seulement entre la simple apparence d'une masse compacte, insensible, indolore, et l'exacerbation d'une chair sensible qui se désagrège, toujours au bord de l'explosion. C'est le corps immobile, orthodoxe, du ready made, ou bien le corps torsadé, déchiré, hérétique, de Francis Bacon : telle est la double image de la désincarnation, qui se solde par une disparition du «mouvement» par l'affaiblissement du sentiment d'appartenance à une histoire. Ce corps dénué de mouvement exprime-t-il le destin du corps en démocratie, le seul avenir du corps là où le règne de l'égalité — qui affecte le corps et l'esprit simultanément — aplatit les aspérités, condamne au silence des corps, ou bien provoque des embrasements, des cris, des hurlements ? Et comment la démocratie peut-elle survivre à elle-même 125 Olivier Mongin si les corps désincarnés ne lui insufflent pas l'énergie qui lui fait si cruellement défaut aujourd'hui? DE L'IMAGE-MOUVEMENT À L'IMAGE-TEMPS La désincorporation est-elle inéluctable, la revendication de la « chair du social» serait-elle la dernière illusion du phénoménologue qui répond sans le savoir aux inquiétudes de Tocqueville ? A en croire Gilles Deleuze — qui réagit contre la croyance de la phénoménologie en une origine dont le corps serait la métaphore privilégiée —, cette évolution est irréversible : décrivant et analysant le glissement de l'image-mouvement à l'image-temps, il tire le principal enseignement de l'histoire du cinéma au XXe siècle. L'image-mouvement est liée fondamentalement à une représentation indirecte du temps, et ne nous donne pas une présentation directe, c'est-à-dire ne nous donne pas une image-temps. Ce n'est plus le temps qui découle du mouvement, de sa norme et de ses aberrations corrigées, c'est le mouvement comme «faux mouvement», comme mouvement aberrant, qui dépend maintenant du temps (Ulmage-Temps [ITJ, Éditions de Minuit, 1985, p. 356). A quoi assiste-t-on en effet sur l'écran au fil du siècle, sinon à la disparition de l'image-mouvement, celle qui donnait lieu à un récit et dépendait du scheme sensori-moteur ? Depuis l'après-guerre, celui-ci ne suscite plus le lien habituel entre action et réaction, il n'orchestre plus un mouvement et le corps visible sur l'image commence à flotter, il n'agit pas plus qu'il ne réagit. Ce corps flottant apparaît dans le néo-réalisme italien, et particulièrement chez Rossellini : dans Stromboli on voit le personnage d'Ingrid Bergman s'évanouir dans les fumées qui enlacent le cratère du volcan comme une grande nappe de brouillard aveuglante. L'île de Stromboli passe par des descriptions de plus en plus profondes, les abords, la pêche, l'orage, l'éruption, en même temps que l'étrangère s'élève de plus en plus haut dans l'île, jusqu'à ce que la description s'abîme en profondeur et que l'esprit se brise sous une trop forte tension. Des pentes du volcan déchaîné, le village est vu tout en bas, brillant sur le flot noir, tandis que l'esprit murmure : « Je suis fini, j'ai peur, quel mystère, quelle beauté, mon Dieu... » II n'y a plus d'images sensori-motrices avec leurs prolongements, mais des liens circulaires beaucoup plus complexes entre des images optiques 126 Les métamorphoses du corps comique et sonores d'une part, d'autre part des images venues du temps ou de la pensée, sur des plans qui coexistent tous en droit, constituant l'âme et le corps de l'île » {IT, p. 66). Le lent mouvement maritime vers l'île, le récit amoureux vite avorté donnent lieu à un évanouissement du corps et du récit, et la voix se confond avec la lave du cratère. Disparition du corps dans la matière, simple cri mystique : l'Autre surgit quand le corps pousse à bout l'entreprise de désincarnation et que le mouvement s'achève irréversiblement. Cette dénaturation du corps dans la matière et sa dissolution dans une voix d'outre-monde désignent les deux orientations qui vont s'offrir à l'image-temps succédant selon Deleuze à l'image-mouvement. A la différence de l'image-mouvement, qui représente le temps d'une manière détournée, indirecte, l'image-temps le présente directement. Moins le corps se meut, moins il est enchaîné par les règles de l'action, par les contraintes d'une «mise en intrigue» (Ricœur), et plus il a de chances d'éprouver une relation directe au temps. Mais le constat de Deleuze est ambigu : en même temps qu'il observe une dissolution « historique » du scheme sensori-moteur qui accompagne le mouvement des corps et l'action, il insiste sur le surgissement de l'image-temps, dont la vertu est d'être l'heureuse contrepartie de la désincorporation. Sans entrer dans un débat difficile sur les modalités de la désincorporation dans les sociétés démocratiques, je voudrais infléchir sensiblement l'analyse de Deleuze en suggérant que le cinéma comique, celui qui naît avec Charlie Chaplin et Buster Keaton, puis se prolonge jusqu'à Jacques Tati et Jerry Lewis, a peut-être pour mérite de conjuguer à l'occasion l'image-temps et l'image-mouvement, la double image du temps et du mouvement. Ou plutôt de montrer un corps qui se trouve pris dans un double rythme : celui du mouvement et celui du temps. Comme si le mouvement impossible favorisait le passage, le coup d'éclair du temps, comme si la courbure des corps comiques échappait à l'oscillation entre le corps mis en mouvement, l'ébranlement et la captation, le ravissement par le temps. Le comique : cette « incarnation » indéfiniment réitérée qui lutte contre une double désincorporation, celle d'un corps à corps du temps et du mouvement. Pas plus que le récit ne se boucle, il ne se désintègre : entre le mouvement du récit et la désintégration du corps, le comique hésite. Et cette hésitation, souvent infinitésimale, voire imperceptible, qui ne dure qu'un instant fait rire. Bref, le corps comique, son imagerie, son légendaire sont un magnifique révélateur des métamorphoses du corps démocratique. Voilà ce que j'aimerais faire entendre dans ces quelques séquences. 127 Olivier Mongin LE CORPS À CORPS Que le comique soit avant tout une affaire de corps n'est pas mis en avant avec toute l'insistance indispensable : on majore la plupart du temps le rôle du gag dont la qualité et la quantité sont naturellement liées à l'évolution de la « technique du gag». Quand on considère deux des monstres comiques de l'après-guerre, Tati et Jerry Lewis, on analyse leurs gags pour comprendre le ressort de leurs comiques respectifs. Mais on le fait aux dépens du jeu corporel, qui apparaît secondaire : soit en retrait — le corps de Tati-Hulot progressivement affaibli par la technique — , soit en excès — les crises d'énervement de Jerry Lewis qui se bat avec des corps-machines, avec des robots dans l'enceinte privée par excellence (le cabinet du psychanalyste dans T'es pas fou, Jerry F). Dans l'un et l'autre cas le poids de la machinerie comique — le plus souvent incontrôlable et devenue folle — est mis en avant alors que le comique naît de la rencontre de deux rythmes discordants chez ces deux comiques, celui d'une machinerie et celui d'un corps. Ou plutôt d'un « corps à corps » entre un corps qui tend vers la machine, et d'une machine tendant vers le corps. Le comique résidant alors dans l'élasticité d'un corps à corps plus ou moins tendu ou détendu, l'accessoire est toujours secondaire, et Tati n'a cessé de le dire : « II y avait, à l'époque, beaucoup d'accessoires dans les numéros de music-hall. On aimait que les artistes arrivent avec tout un matériel. Moi, je venais avec un chapeau, ce qui ne faisait pas très sérieux.» Initialement, ce corps à corps, cette coexistence dissonante de deux rythmiques, a épousé la figure du dédoublement corporel. En évoquant spontanément les classiques que sont Charlie Chaplin ou Buster Keaton, on oublie que le comique mettait fréquemment en scène deux corps : un grand et un petit, un gros et un maigre ; et que uploads/Litterature/ mongin-olivier-les-metamorphoses-du-corps-comique-comm-0588-8018-1993-num-56-1-1853.pdf
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- Publié le Apv 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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