La fabrication de la croyance en la valeur littéraire Delphine Naudier La recen
La fabrication de la croyance en la valeur littéraire Delphine Naudier La recension d’un livre dans les colonnes de la presse écrite est un moment clé de la production de la valeur des œuvres. La critique littéraire de presse écrite participe à la régulation du flot de l’actualité livresque. Figurer dans les sélections des périodiques littéraires fait partie du dispositif de la médiatisation des œuvres et des auteurs. Être mis en lumière par la recension critique est une forme de reconnaissance de l’œuvre produite. Si le livre est un bien culturel qui a la caractéristique d’être à la fois marchandise et signification, la critique littéraire favorise sa circulation. En effet, le travail de la critique littéraire, de façon très pragmatique, est d’évaluer symboliquement la production. La production de valeur, en évoquant l’œuvre, classe l’auteur par rapport à ses contemporains et la rhétorique critique doit produire un effet sur la motivation du public pour acheter le livre. Les critiques littéraires sont donc à l’interface du monde littéraire et éditorial. Cela leur procure une autorité sur la gestion de la circulation des œuvres. Comme l’écrit Bernard Pivot, ils ont en commun « avec les percepteurs, les gendarmes et quelques autres métiers impopulaires, de susciter en abondance colère et mépris. Ne sont-ils pas à leur manière les percepteurs et les gendarmes de la République des Lettres [1] [1] Pivot B., Les Critiques littéraires, Flammarion, Paris,... ». Parce qu’ils distribuent les lauriers ou les blâmes mais font aussi le silence autour d’un livre, les critiques littéraires entretiennent des relations difficiles avec les auteurs. Elles sont souvent teintées d’une grande animosité. Pourtant obtenir une critique est un des chevaux de bataille tant des auteurs que des éditeurs et des attachées de presse car « leur seule intervention suffit à marquer – quel que soit leur point de vue sur l’ouvrage en question – la désignation de l’écrivain comme auteur susceptible de l’être » [2] [2] Heinich N., Être écrivain, CNL, 1990, p. 21.. 2 Le circuit de la production à la réception est échelonné de plusieurs étapes liées au « plan média » de chaque maison. Or cette phase de mise en place de la visibilité est fréquemment déniée. La construction de la médiatisation tend à se dissoudre au profit d’un discours plus valorisant où est défendue l’idée d’une reconnaissance symbolique liée au repérage d’un écrivain « génial » perçu par un critique qui, par cette opération, peut lui-même devenir un « découvreur ». Ce type de discours s’inscrit dans une logique rhétorique structurelle au monde l’art et de la littérature. Il se pérennise aisément car la croyance en un génie créateur doté d’un don pour l’écriture est encore prégnante et la figure de l’écrivain comme « être à part » dans la cité est encore opérante. Comme le note H. Becker, « quand il s’agit d’évaluer la production d’un artiste et de lui forger une réputation, les mondes de l’art procèdent par comparaison à ce que d’autres ont fait dans le même domaine, et se conforment à la théorie individualiste de la réputation : ils ignorent tout ce que cette production doit à l’action d’autres participants » [3] [3] Becker H. S., Les Mondes de l’art, Flammarion, Paris,.... 3 Ainsi les pratiques de sélection sont-elles aussi fréquemment tues. Leur dévoilement effriterait le mythe de l’artiste ou de l’auteur reconnu par son seul talent. Pourtant, on constate en effectuant une enquête de terrain auprès d’éditeurs et d’auteurs que le travail d’approche des critiques littéraires est un des maillons essentiels de la production de la valeur des livres. 4 Les intérêts des différents agents s’entrecroisent. Ils sont le produit d’ajustements entre différentes logiques qui, articulées les unes aux autres, participent à la reconnaissance publique de l’auteur et du critique. S’interroger sur la place de la critique dans le dispositif de la médiatisation de la production romanesque implique donc de saisir les conditions de possibilités des ajustements entre une production littéraire volumineuse, l’influence de ressources monnayées en termes relationnels et les stratégies mises en œuvres par les éditeurs et les auteurs. Mais cette série d’éléments n’est pas sans se confronter aux logiques internes des périodiques littéraires qui disposent également de leurs propres orientations éditoriales et de leurs propres pratiques. L’accent porté sur la critique littéraire invite à saisir la confrontation des intérêts convergents et divergents des différents protagonistes (auteurs, éditeurs, critiques) qui ne sont pas sans effet de consécrations réciproques. 5 Ces lecteurs professionnels, médiateurs de l’actualité littéraire, qui détiennent en partie le pouvoir de consacrer, ont « pour tâche de signaler à un public élargi la qualité d’un livre » [4] [4] Heinich N., « Publier, consacrer, subventionner. Les.... Et porter son attention sur cette fraction multipositionnelle [5] [5] L’activité de critique littéraire de presse écrite... des détenteurs de pouvoir symbolique contribue au travail d’objectivation de la construction sociale des carrières d’écrivains et du fonctionnement du champ littéraire. 6 Saisir la position occupée par la critique littéraire dans le dispositif implique le croisement d’un ensemble de données qui donnent corps au système de la production de la valeur littéraire. Dans un premier temps, il s’agit de définir les caractéristiques distinctives de cette population hétérogène des critiques littéraires. Dans un second temps, il s’agit de comprendre comment se construit le processus de la valeur symbolique des œuvres soumises à l’autorité de jugement en analysant les pratiques déployées pour obtenir la visibilité. Et dans un troisième temps, de saisir en quoi les marges de manœuvre de ces producteurs de sens ne sont pas sans effet sur la régulation des conduites des auteurs. En effet, la partition des territoires entre les créateurs et leurs juges ne peut être légitime qu’en raison de la codification des comportements de ces populations. Les critiques littéraires : une population hétérogène 7 Les critiques, « corps d’écrivains plus ou moins spécialisés qui ont pour profession de parler des livres » [6] [6] Thibaudet A., La Physiologie de la critique, Paris,..., émettent des jugements sur les œuvres littéraires. Ils ont pour particularité, à la différence des confrères des autres disciplines artistiques, de se servir du même instrument que ceux qu’ils sont appelés à juger. Hormis ce point commun, la catégorie « critique littéraire » rassemble en son sein une population hétérogène dont la diversité s’établit en liaison avec les institutions auxquelles ils sont affiliés. Les critiques littéraires de presse écrite se répartissent dans trois espaces : l’Université, le monde des Lettres ou le journalisme. Ces différentes affiliations ne sont pas exclusives les unes des autres. Elles ne sont pas sans effet sur la pratique même de l’activité, sur la légitimité à retirer de cet exercice et sur la façon de se dire « critique ». 8 L’une des spécificités de cette activité est liée à la multipositionnalité de ces lecteurs professionnels. Les critiques peuvent être des enseignants ou chercheurs et disposer d’une tribune dans la presse écrite, Michel Contat est à la fois chercheur au CNRS et collaborateur régulier du Monde et Lucette Finas est enseignante à l’université et collabore à La Quinzaine littéraire. D’autres comme Viviane Forrester sont écrivains et rédigent des critiques pour plusieurs journaux tels que La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire ou Le Monde, de même qu’Angelo Rinaldi, François Nourissier ou Jérôme Garcin sont romanciers et disposent de tribunes à L’Express, au Figaro ou au Point, et à L’Événement du jeudi ou au Nouvel Observateur. Les romanciers peuvent épisodiquement rédiger une note critique pour l’un de leurs confrères sans inscrire dans leur activité ce type d’intervention qui, ponctuelle, est généralement commandée par un éditeur ou un directeur de revue. Enfin, les derniers sont issus du journalisme comme Maurice Nadeau, Pierre Lepape, Michèle Gazier ou Josyane Savigneau. Ces auteurs et critiques appartiennent aux fractions les plus reconnues des juges, leur autorité de spécialiste est largement reconnue et s’impose par la rédaction d’ouvrages consacrés à des auteurs ou à l’histoire littéraire indépendamment de toute attache au système universitaire, pourtant nous dit l’un d’eux : « Je crois que je prends la critique littéraire comme la poursuite de mes études universitaires » [7] [7] Entretien accordé en 1998.. En revanche des critiques réguliers à Lire comme Marianne Payot, Laurence Liban ou Laurence Sanantonios n’accèdent pas à ce type de production valorisée que sont les essais littéraires. Toute une économie de la valeur symbolique des juges fonde leur autorité. Cette dernière est entérinée lorsque la possibilité de s’extraire des colonnes des journaux est validée par la publication d’un ouvrage sur la littérature. Et, de surcroît, lorsque celui-ci dépasse le cadre de l’appréciation de la production contemporaine. Du critique universitaire au pigiste, toute une économie de la croyance en la valeur du jugement produit se construit au sein du monde journalistique. 9 L’appartenance au monde universitaire procure une autorité fondée sur les compétences spécifiques acquises par les titres. Elle est validée par la diffusion de recherches dans le cadre de colloques, d’articles ou d’ouvrages spécialisés. L’ancrage dans cette institution de ces « professeurs canoniques des disciplines canoniques » [8] [8] Thumerel F., La Critique littéraire, Armand uploads/Litterature/ naudier-delphine-la-fabrication-de-la-croyance-en-la-valeur-litteraire.pdf
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- Publié le Aoû 06, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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