ALVES, Ana Maria - Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets
ALVES, Ana Maria - Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 10, avril 2017, p. 113-122 113 POUR UNE DÉFINITION DE L’EXIL D’APRÈS MILAN KUNDERA : La nostalgie ou l’ambiguïté de la mémoire d’un réfugié ANA MARIA ALVES IPB-ESE&CLLC- AVEIRO amalves@ipb.pt Résumé : L’article propose une approche de Milan Kundera, auteur qui quitte Prague et se réfugie en France en 1975. Déchu de sa nationalité tchèque, il obtient la nationalité française en 1981 et commence à écrire en français à partir de 1995. Il devient l’un des plus célèbres écrivains émigré de notre temps et développe dans son œuvre sa vision de l’exil. Notre propos est de dévoiler cette vision, cette notion de l’exil, de la mémoire, de l’émigration « l’un des phénomènes les plus étranges de la seconde moitié du XXème siècle » (Kundera 2003 : 22) comme le souligne Kundera dans L’Ignorance. Nous partirons d’écrits tels que L’Insoutenable légèreté de l’être, La vie est ailleurs, Les testaments trahis, Une Rencontre, L’Ignorance pour développer le thème ciblé tout en soulignant l’importance de la culture, qui rachète l’horreur de ses temps d’exil, « en la transsubstantiant en sagesse existentielle » (Kundera 1993 : 273). Mots-clés : Kundera, exil, émigration, mémoire, nostalgie, littérature Abstract: The article intends to present an approach to Milan Kundera, an author who leaves Prague and takes refuge in France in 1975. Stolen of his Czech nationality, he obtains the French nationality in 1981 and begins to write in French from 1995. He becomes one of the most renown writers who have migrated in our time and develops, in his work, his vision of the exile. Our aim is to unravel this vision, this notion of exile, memory, emigration as "one of the strangest phenomena of the second half of the 20th century" (Kundera 2003: 22), as Kundera points out in L’ Ignorance. We will start with writings such as L’Insoutenable légèreté de l’être, La vie est ailleurs, Les testaments trahis, Une Rencontre, L’Ignorance in order to develop the theme while emphasizing the importance of culture, which redeems the horror of his days of exile, « by transubstantiating it into existential wisdom » (Kundera, 1993: 273). Keywords : Kundera, exile, emigration, memory, literature ALVES, Ana Maria - Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 10, avril 2017, p. 113-122 114 Qui vit à l’étranger marche dans un espace vide au-dessus de la terre sans le filet de protection que tend à tout être humain le pays qui est son propre pays, où il a sa famille, ses collègues, ses amis, et où il se fait comprendre sans peine dans la langue qu’il connaît depuis l’enfance (Kundera, 1984 : 116). Partons de ce passage de L’Insoutenable légèreté de l’être, où l’émigré est présenté comme un être en permanent équilibre tel un acrobate suspendu sur un fil. Image d’une légèreté qui devient insoutenable quand celle-ci est mise en contraste avec le manque de soutien qu’un filet de protection est censé donner. En outre, « la légèreté est insoutenable, certes, mais elle est aussi salvatrice » (Tallendier, 2011 : 55). Cette représentation fait allusion au fardeau de la destinée de l’émigré ici comparée à la légèreté d’un acrobate qui se prépare « à une constante gymnastique entre sentiments de légèreté et de pesanteur cette dyade essentielle » (Aubron, 2011 : 83). Autrement dit, en arrivant dans un pays d’accueil, l’étranger se trouve face à un sentiment intrinsèque de nostalgie par rapport à son pays d’origine car il sort de son cocon où la langue maternelle était reine pour se retrouver dans un univers anonyme, dans le vide, dans l’abîme, dans l’inconnu que la nouvelle langue représente. Julia Kristeva fait référence à ce déséquilibre entre une langue et l’autre, quand elle affirme : ne pas parler sa langue maternelle. Habiter des sonorités, des logiques coupées de la mémoire (…) du sommeil aigre doux de l’enfance (…), ce langage d’autrefois [qui] se fane sans jamais vous quitter. Vous vous perfectionnez dans un autre instrument (…) vous pouvez devenir virtuose avec ce nouvel artifice. (…) Vous avez le sentiment que la nouvelle langue est votre résurrection (…). Mais l’illusion se déchire quand vous vous entendez (…) et que la mélodie de votre voix vous revient bizarre (Kristeva, 1998 : 27-28). Il y a là le sentiment d’être autre, étranger à soi-même éprouvant le besoin de se réfugier dans le silence « silence non pas de colère qui bouscule les mots au bord de l’idée et de la bouche ; mais silence qui vide l’esprit » (Kristeva, 1998 : 29). Dans la découverte de cette nouvelle réalité, de cette nouvelle langue l’étranger déraciné ne ressent pas le besoin de : « parler à ceux qui croient avoir leurs propre pieds sur leur propre terre ? L’oreille ne s’ouvre aux désaccords que si le corps perd pied. Il faut un certain déséquilibre, un flottement sur quelque abîme pour entendre un désaccord. (…) quand l’étranger ne dit pas son désaccord, il s’enracine (…) dans son propre monde de rejeté » (idem : 30). Ce sentiment de rejeté renforce le sentiment de nostalgie du pays et de la langue maternelle que tous les étrangers ressentent lorsqu’ils sont bousculés et forcés à un recommencement, à un nouveau départ. ALVES, Ana Maria - Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 10, avril 2017, p. 113-122 115 Le Livre du Rire et de l’Oubli, confirme ce sentiment de nostalgie comme un « état tourmentant né du spectacle de notre propre misère soudainement découvert » (Kundera, 1985 : 200). La nostalgie, comme le souligne Kundera dans L’Ignorance « n’éveille pas de souvenirs, elle se suffit à elle-même, à sa propre émotion, tout absorbée qu’elle est par sa seule souffrance ». (Kundera 2003 : 42). L’auteur réfléchit à l’étymologie du terme nostalgie tout en explorant les diverses traductions du concept qui s’adapte à tout être qui vie en situation d’émigré : La nostalgie est donc la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. La majorité des Européens peuvent utiliser un mot d’origine grecque (nostalgie, nostalgia), puis d’autres mots ayant leurs racines dans la langue nationale : añoranza, disent les Espagnols; saudade, disent les Portugais. (…) En espagnol, añoranza vient du verbe añorar, avoir de la nostalgie, qui vient du catalan, enyorar, dérivé lui du mot latin ignorare (ignorer). Sous cet éclairage étymologique, la nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. (Kundera, 2005 : 9-11) Il s’agit d’un sentiment que notre écrivain, lui-même émigré, connaît par expérience vécue et qui s’abat sur lui ce qu’évoque bien Le Livre du Rire et de l’Oubli, premier roman qu’il écrit en exil. Par le biais d’une description autobiographique, il nous fait découvrir combien il souffre d’être séparé de ses amis « j’ai dans l’œil [dit-il] une larme qui, semblable à la lentille d’un télescope, me rend plus proches leurs visages » (Kundera, 1978 : 210-11). Cet extrait montre que les souvenirs qu’il retient dans sa mémoire sont encore à la distance d’un regard télescopique dans son passé récent. Cependant, il a conscience que ses souvenirs tendent à s’éloigner, à se dissiper, à disparaître. La grande idée de Kundera, par ailleurs renforcée dans son essai intitulé Rideau, est de suggérer que l’oubli et la mémoire sont « deux forces qui se mettent immédiatement à l’œuvre et coopèrent : la force de l’oubli (qui efface) et la force de la mémoire (qui transforme) » (Kundera, 2005 : 181). L’ambiguïté que nous retrouvons dans ce rapport de forces, mémoire/oubli est un phénomène qui se reproduit inévitablement chez un émigré qui souffre de l’éloignement provoqué par l’exil. Cet exil, selon Monique Selz, (Selz 2002 : 115-125), peut être interprété sous différents angles qui impliqueraient des situations différentes dans leurs problématiques et leurs effets. D’après elle, l’exil peut être territorial/géographique, contraint, provoqué par des circonstances liées à une situation politique ou économique, ou bien langagier. Cet exil peut aussi se révéler comme étant un exil identitaire, un exil choisi. ALVES, Ana Maria - Pour une définition de l’exil d’après Milan Kundera. Carnets : revue électronique d’études françaises. Série II, nº 10, avril 2017, p. 113-122 116 Pour Kundera, représentant de la résistance intellectuelle tchèque qui se positionne contre le système totalitaire, il s’agit d’un exil contraint vu qu’il se retrouve banni de l’univers littéraire, interdit de publication depuis le Printemps de Prague, et donc censuré. Il décide alors de prendre le chemin de l’exil en s’établissant en France. Il s’installe tout d’abord à Rennes pour occuper la chaire de Lettres à l’Université et, plus tard, à Paris où il vit naturalisé français depuis 1981. En 1995, il commence à écrire en français, devenant ainsi une voix migrante au sein de la littérature française actuelle. C’est à travers cette voix migrante que nous découvrons, en 2009, dans son essai Une rencontre, sa position sur le thème de l’exil position qu’il n’a uploads/Litterature/ pour-une-definition-de-l-x27-exil-d-x27-apres-milan-kundera-la-nostalgie-ou-l-x27-ambiguite-de-la-memoire-d-x27-un-refugie.pdf
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- Publié le Oct 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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