Revue germanique internationale 17 | 2013 L’herméneutique littéraire et son his

Revue germanique internationale 17 | 2013 L’herméneutique littéraire et son histoire. Peter Szondi L’espoir dans le passé. Sur Walter Benjamin Peter Szondi Traducteur : Marc de Launay Édition électronique URL : http://rgi.revues.org/1388 DOI : 10.4000/rgi.1388 ISSN : 1775-3988 Éditeur CNRS Éditions Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2013 Pagination : 137-150 ISBN : 978-2-271-07611-3 ISSN : 1253-7837 Référence électronique Peter Szondi, « L’espoir dans le passé. Sur Walter Benjamin », Revue germanique internationale [En ligne], 17 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2016, consulté le 30 septembre 2016. URL : http:// rgi.revues.org/1388 ; DOI : 10.4000/rgi.1388 Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée. Tous droits réservés L’espoir dans le passé. Sur Walter Benjamin1 Peter Szondi Benjamin ouvre son livre de souvenirs, Enfance berlinoise vers 1900, par ce texte : Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris ; il a exaucé le rêve dont les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers. Non, pas les premières, car avant elles il y eut celui qui leur a survécu. Le chemin de ce labyrinthe, qui n’a pas manqué d’avoir son Ariane, passait par le pont Bendler dont la douce courbure fut pour moi le premier flanc de colline. Le but ne se trouvait pas loin de son pied : Frédéric-Guillaume et la reine Louise. Dressés sur leurs socles ronds, ils dominaient les plates-bandes, comme des apparitions appelées par les courbes magiques qu’un cours d’eau dessinait devant eux dans le sable. Mais plus volontiers que vers les souverains, je me tournais vers leurs socles, car les événements qui s’y déroulaient, même si le contexte en était obscur, étaient plus près de moi dans l’espace. Que ce dédale ait une signification, c’est ce que j’ai depuis toujours reconnu à cette large et banale esplanade qui ne trahissait par rien qu’ici, à quelques pas seulement du Cours des fiacres et des carrosses, dort la partie la plus étrange du parc. Très tôt déjà j’en reçus un signe. C’est ici en effet, ou pas très loin, que doit avoir tenu son camp cette Ariane auprès de laquelle, pour la première fois et pour ne jamais plus l’oublier, je compris ce dont je ne connus que plus tard le nom : l’amour.2 Enfance berlinoise a été conçu au début des années 1930. Benjamin en fit paraître des fragments dans des journaux, et l’œuvre dans sa totalité ne fut publiée qu’en 1950, dix ans après la mort de Benjamin. Ce livre, dont la prose est l’une 1. Ce texte a été publié in Peter Szondi, Schriften II, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1978, p. 275- 294. 2. Walter Benjamin, Enfance berlinoise, traduction de Jean Lacoste, Paris, Les Lettres Nouvelles/ Maurice Nadeau, 1978, p. 29 sq. des plus belles de notre époque, est resté longtemps pratiquement inconnu. « Enfance berlinoise », qui, dans l’édition en deux volumes des écrits de Benjamin3, est loin d’occuper le nombre de pages qui lui correspond, est composé de minia- tures qui évoquent quelques rues, des personnages, des objets, des intérieurs ; voici leurs titres : « Colonne de la victoire », « Départ et retour », « Panorama impérial ». Sans doute, celui qui entreprend d’écrire ce genre de choses est, comme Proust dont Benjamin fut le traducteur, en quête du temps perdu. C’est pourquoi l’on comprend que Benjamin, à peu près à l’époque où il écrivait « Enfance berlinoise », ait pu dire à un ami qu’il « ne voulait plus lire une ligne de Proust chaque fois qu’il avait à traduire, faute de quoi il succomberait à une dépendance chronique qui inhiberait sa propre production »4. La phrase révèle davantage que les seules influences exercées par le roman de Proust sur Benjamin. Elle semble renvoyer à une affinité élective sans laquelle sa lecture de l’œuvre étrangère n’eût guère été capable de se substituer à sa propre création. Ainsi n’appartient-elle pas seulement à l’histoire de la réception de la Recherche du temps perdu ; c’est aussi d’elle qu’on devrait sans doute partir si l’on cherche à dire quelque chose sur la singularité de l’œuvre benjaminienne. Toutefois, l’histoire de la réception de Proust en Allemagne ne doit pas être complètement négligée. Elle est attachée aux noms de Rilke, Ernst Robert Curtius et Walter Benjamin. Le poète, l’érudit et le philosophe, qui était également écrivain et savant, ne sont pas simplement les premiers qui aient en Allemagne ressenti l’influence de Proust ; ils ont eux-mêmes œuvré pour Proust. À peine Rilke a-t-il lu, en 1913, le premier volume de la Recherche, qu’il tenta aussitôt de décider son éditeur à acquérir les droits de traduction en langue allemande, à vrai dire sans succès5. Ernst Robert Curtius fut celui qui, en 1925, consacra un long essai à Proust, et dont les vives critiques contre le premier volume, entretemps publié, de la version allemande permirent que la traduction passât en des mains plus instrui- tes6. Les volumes suivants7 furent traduits par Franz Hessel et par Walter Benjamin dont, en 1929, parut l’importante étude sur « L’image proustienne »8. Mais ensuite, c’est par la force que fut mis un terme à la réception de l’œuvre de Proust en Allemagne ; les manuscrits des traductions non encore publiées furent perdus, et l’intelligence de l’œuvre enterrée. S’y substitua le verdict ainsi formulé par Kurt Wais : « Un réel éclatement de la forme stable, assise du roman […] est dû à deux 3. Il s’agit de l’édition de 1955, publiée par Suhrkamp (N.d.T.). 4. Theodor Wiesengrund Adorno, Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Müller, Paris, Flammarion, 2009 ; le passage se trouve dans l’appendice « Sur Proust », « À l’ombre des jeunes filles en fleur ». 5. « Il y a un livre important, Marcel Proust, Du côté de chez Swann (chez Bernard Grasset) ; un livre tout à fait remarquable d’un nouvel auteur ; si la traduction était autorisée, il faudrait absolument l’acquérir; en fait, il y a cinq cents pages dans l’édition originale et deux autres volumes aussi épais ! » Lettre du 3 février 1914 in R. M. Rilke, Briefe an seinen Verleger, Leipzig, 1914, p. 216. 6. Ernst Robert Curtius, Marcel Proust, in Französischer Geist im neuen Europa, Stuttgart, 1925. « Die deutsche Marcel-Proust-Ausgabe », in Die literarische Welt, 8 janvier 1926. 7. Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleur, Berlin, 1927 et Du côté de Guermantes, Munich, 1930. 8. Walter Benjamin, Sur Proust, traduction de Robert Kahn, Caen, Nous, 2011. 138 L’Herméneutique littéraire et son histoire : Peter Szondi auteurs pas tout à fait français, le demi-juif Marcel Proust et André Gide élevé dans le sévère calvinisme […] Les personnages, chez Proust, sont dispersés en traits singuliers contradictoires […] Qui n’a pas été bien saisi ne peut non plus agir sur d’autres. Les centaines de figures restent des silhouettes qu’il exploite sans le dire dans son monologue névropathe (les trois volumes prévus ont débordé jusqu’à en faire treize) de sa Recherche du temps perdu. Des hommes féminins, des dames masculines qu’il travestit grâce au bavardage ratiocinateur de ses compa- raisons sans arrêt accumulées et qu’il analyse avec une ultra-intelligence talmudi- que. Rien que la mauvaise atmosphère d’une obscure chambre de malade, l’incubateur, durant quinze ans, de ce méchant et fragile boutiquier de détails ; la microscopie indiscrète des problèmes pubertaires et du marécage des perversions sexuelles du désir morbide que Proust partage avec nombre de littérateurs juifs d’Europe […] tout cela devrait tenir à l’écart de cette œuvre tout lecteur actuel qui ne serait pas neurologue.9 » Si, d’un côté, la question de la réception de Proust débouche sur le terrain du délire idéologique qui se situe dans des contextes trop concrets pour qu’il soit légitime de l’oublier – Benjamin lui aussi a trouvé la mort en fuyant la Gestapo –, elle renvoie, d’un autre côté, au cœur de l’œuvre. Dans le dernier volume, lorsque le héros se décide à écrire le roman que le lecteur a dans ses mains, lorsque le livre en quelque sorte se rattrape lui-même et lorsque l’angoisse du commencement s’allie d’inoubliable manière au triomphe de l’achèvement, la singularité de l’œuvre déjà écrite, mais qui alors reste à écrire, est interrogée, et elle est d’abord considérée sous l’angle des effets particuliers qui lui seront propres. On peut lire (d’après la comparaison devenue célèbre avec la cathédrale) : « Mais pour en revenir à moi- même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs, mais uploads/Litterature/ szondi-p-l-x27-espoir-dans-le-passe.pdf

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