LA PHOTOGRAPHIE, PRISME DE LECTURE ET ENJEU RÉVÉLATEUR DU SYSTÈME DE L'AIDE INT

LA PHOTOGRAPHIE, PRISME DE LECTURE ET ENJEU RÉVÉLATEUR DU SYSTÈME DE L'AIDE INTERNATIONALE Virginie Troit De Boeck Supérieur | « Mondes en développement » 2014/1 n° 165 | pages 119 à 131 ISSN 0302-3052 ISBN 9782804188542 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2014-1-page-119.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ces médias font quasi instantanément part des crises, en témoignant aux côtés des secouristes internationaux, agissant pour le compte d’organisation non gouvernementales (ONG), d’États et d’institutions. Au-delà des médias d’information, les citoyens sont quotidiennement sollicités par les images produites, diffusées ou financées par les acteurs de l’aide : courriers d’appel aux dons, expositions2, campagnes d’affichage, documentaires3 ou livres. L’image du Nord qui secourt le Sud s’impose sur les écrans, dans les conversations et les imaginaires. Elle amène la population du Nord à agir par une action qui se compte en millions d’euros dans le cas d’Haïti (2010) ou du tsunami en Asie (2004)4, et en millier de volontaires qui partent chaque année “sur le terrain” avec les ONG. Photos de guerre, photos humanitaires, photos publicitaires, ces images de la « souffrance à distance » (Boltanski, 2007), parce qu’elles dérangent, indignent, culpabilisent ou plus simplement sensibilisent, interrogent sans pour autant participer à la réflexion. Et pourtant les images changent et se multiplient. Représentations, contextes, réactions se renversent entre Sud et Nord depuis 2010 et annoncent une nouvelle ère visuelle humanitaire. Il est urgent que les images participent à la réflexion sur le régime de l’aide, que ce soit sur son fonctionnement, ses mutations et ses perspectives. 1 Secrétaire générale, Fonds Croix-Rouge française. virginie.troit@yahoo.fr. Ce travail a été réalisé avant la prise de poste, néanmoins ses conclusions sont en phase avec la proposition du Fonds. 2 Au World Forum for the Millenium Development Goals « Convergences 2012 » à Paris, les participants étaient invités à deux expositions photos. 3 Par exemple, le documentaire La soif du monde de Yann Arthus Bertrand, diffusée en 2012 et en partie financé par l’Agence française de développement (AFD). La fiction cinématographique Kinshasa kids diffusée en 2013 est soutenue par Action contre la faim. 4 Selon le site asie.croix-rouge.fr, 13,5 milliards de dollars ont été reçus au niveau mondial pour le tsunami. “En France, la Croix-Rouge était la première organisation à bénéficier d’un élan de générosité totalisant 113 millions d’euros de dons”. L © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 20/01/2021 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 20/01/2021 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22) 120 Virginie TROIT Mondes en Développement Vol.42-2014/1-n°165 Le sujet des images en lien avec les crises humanitaires n’est pas nouveau. Ce sujet est abondamment traité5 dans les analyses qui portent sur les représentations et le discours humanitaires, les relations ONG-médias, ou l’interaction entre le spectacle de la souffrance ailleurs, le public occidental et la politique. Cette perspective reste cependant limitée aux ONG humanitaires et au photojournalisme, et occulte une grande partie du régime de l’aide, comme les agences bilatérales ou les ONG de développement. Que l’image ne soit ni évoquée, ni invoquée lors des débats critiques qui touchent le régime de l’aide dans son ensemble nous interroge. Ce vide d’images indicielles surprend d’autant plus que ses usages se diversifient dans un contexte de développement des stratégies de communication de l’ensemble des acteurs, qu’ils soient ONG, agences bilatérales, villes, fondations et entreprises depuis les années 2000. Dans cet article, fruit, d’une part, d’une recherche universitaire en sciences politiques et, d’autre part, d’expériences professionnelles au sein de différents acteurs de l’aide6, l’auteure propose de retracer la place des usages de l’image dans le système d’aide. Il s’agit, à travers une périodisation de la relation image- aide, dans un premier temps de questionner les processus historiques et sociologiques des « cadrages » effectués progressivement par les acteurs de l’aide. Puis de mieux comprendre les origines et les conséquences du choix fait d’attribuer à l’image des fonctions communicationnelles alors que des alternatives étaient possibles (sociologie visuelle, photographie participative, évaluations), et, enfin, de souligner combien, à l’ère numérique, le succès de l’image « humanitaire » a incité la sphère de l’aide, mue par des intérêts institutionnels (notoriété, survie financière, indépendance, puissance douce (soft- power7) peu en rapport avec ses objectifs premiers, à produire des images normées, quitte à en sacrifier le sens. Quatre périodes clefs s’articulant autour de points de rupture bien identifiés dans l’histoire de l’aide (crise du Biafra, famine au Sahel, Objectifs du Millénaire pour le développement, tremblement de terre à Haïti) seront identifiées 1. LES IMAGES DES ACTEURS DE L’AIDE, PROJECTIONS DE PARADIGMES OPPOSÉS AUTOUR D’UNE NOTION PARTAGÉE : LE DÉVELOPPEMENT (1950-1970 : ÈRE ARGENTIQUE) Alors que la notion de charité appliquée à des populations étrangères n’est pas contemporaine et a été liée aux souffrances causées par la guerre, aux missions 5 Nous pensons notamment aux analyses de Rony Brauman, Christiane Vollaire, Philippe Mesnard, Luc Boltansky, Patrick Dauvin, Susan Sontag. 6 L’auteure a une expérience de plus de quinze ans en tant que bénévole, chargée de mission et chef de service pour des ONG locales (Inde), des ONG internationales (Handicap International, Médecins sans frontières (MSF)), des bailleurs publics (Agence française de développement) et, plus récemment, pour le Fonds Croix-Rouge. 7 Notion développée par Joseph Nye dans les années 1990. © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 20/01/2021 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22) © De Boeck Supérieur | Téléchargé le 20/01/2021 sur www.cairn.info via Université Louis Lumière Lyon 2 (IP: 159.84.143.22) La photographie, prisme de lecture et enjeu révélateur de l’aide internationale 121 Mondes en Développement Vol.42-2014/1-n°165 religieuses et à la médecine coloniale, celle de développement et d’aide au sous- développement apparaît dans les années 1950. Dans la continuité du plan Marshall et des mises en valeurs coloniales, un dispositif et une gouvernance mondiale de l’aide se structurent. Pendant la même période, le traumatisme des images de la Seconde Guerre mondiale reconfigurent les fonctions mêmes de l’image et son éthique, tant pour les photographes que pour les spectateurs. Tout semble alors possible dans cet élan d’humanisme et ce renouvellement d’intérêt pour les pays du Sud que caractérise l’après-guerre. Pourtant, l’étude des usages de l’image à l’Agence française de développement (AFD) et au Comité catholique contre la faim et pour le développement-Terre Solidaire (CCFD-TS) montre que l’image est progressivement adoptée par ces nouveaux acteurs de l’aide internationale pour des objectifs de communication, que ce soit la légitimité institutionnelle et paradigmatique pour la Caisse centrale8 ou la collecte de fonds pour le Comité catholique contre la faim (CCF)9. Ces objectifs créent à partir des années 1960 une tension entre réalité et cadrage, entre représentation et intention. 1.1 L’aide bilatérale et la projection visuelle de la promesse développementaliste De sa création en 1941 jusqu’à la réforme de la coopération, la Caisse centrale n’a pas mandat de communication ou de prise de parole. L’essentiel de la production et de l’archivage photographique est assuré à cette période par le ministère de la Coopération qui se révèle prolifique en matière iconographique. Les premiers usages photographiques apparaissent et se transposent dans les pratiques administratives dans les années 1960 sous la direction d’André Postel- Vinay pour illustrer le rapport annuel de la Caisse centrale. En 1965, treize pages sur soixante-dix-sept sont des images, ce qui montre l’importance accordée à la fonction de « renforcement » de l’image par rapport au texte. Cette volonté est à l’origine d’une collection argentique inédite, couvrant principalement des pays d’Afrique de l’Ouest, des territoires d’outre-mer et de l’océan Indien. Ces photos représentent des infrastructures routières, de télécommunications et d’énergie, des projets immobiliers, des programmes de modernisation en zone urbaine et agricole : « Il s’agit alors d’illustrer une sorte d’industrialisation de l’Afrique, de la modernité du développement »10. Cette collection argentique de grande qualité présente néanmoins deux éléments paradoxaux. Elle propose un cadrage strict des pays d’opérations, 8 Fondée uploads/Litterature/ troit-photographiev.pdf

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