Philippe Archambault, « Un parcours. Une lecture de Hors les murs de Jacques Ré

Philippe Archambault, « Un parcours. Une lecture de Hors les murs de Jacques Réda », André Carpentier et Alexis L’Allier [éd.], Les écrivains déambulateurs. Poètes et déambulateurs de l’espace urbain, Université du Québec à Montréal, Département d’études littéraires, coll. « Figura » nº 10, 2004, p. 71-83. Philippe Archambault Université du Québec à Montréal Un parcours. Une lecture de Hors les murs de Jacques Réda Une suite d’opérations articulées (gestuelles et mentales) — littéralement c’est cela, écrire — trace sur la page les trajectoires qui dessinent des mots, des phrases, finalement un système. Autrement dit, sur la page blanche, une pratique itinérante, progressive et régulée — une marche — compose l’artefact d’un autre « monde », non plus reçu mais fabriqué. Michel de Certeau, L’invention du quotidien. Les premiers mots, tout comme les premiers pas, sont soumis à un étrange vertige : sans appui, ils accomplissent un saut — un passage — initiant et déterminant une marche singulière, qui sans cesse cherche son équilibre dans le pas- à-pas de l’écriture. Cette défaillance qui naît de l’affrontement à la page blanche, surface immaculée qui appelle et réclame l’écriture, est également alimentée par un trop-plein, un foisonnement d’idées et de parcours possibles. Ainsi, chancelant, nous amorçons une démarche en vue d’explorer et de comprendre une parcelle de l’œuvre poétique de Jacques Réda. La critique — certains exégètes, du moins — a tôt fait de désigner ce poète français du vingtième siècle par le biais d’expressions (« piéton de Paris », « poète en solex », etc.) qui, bien qu’elles ne soient pas dépréciatives, demeurent superficielles comme tout UN PARCOURS [72] cliché et arbitraires comme toute caricature. Il est vrai que Réda circule parfois en solex, il est vrai également que sa principale aire de déambulation est la région parisienne, mais il y a plus important. Au fil de la poésie rédienne se dessinent des itinéraires qui n’ont rien de touristique, des parcours en marge, loin du centre et de ses attractions; et si parfois, à fleur de bitume ou au long de la Seine, le poète s’aventure au cœur de la métropole, il ne s’y attarde guère, il s’en éloigne pour reprendre sa ronde de rôdeur des périphéries. Chez Réda, et cela dès Les Ruines de Paris (1977), se fait sentir un amour, fait d’attirance et d’attachement, pour les banlieues, pour les espaces suburbains, lieux du bord où la ruine et le vague (l’indéterminé) abritent la merveille et l’espoir. Ce rapport à un territoire particulier (la banlieue) met en perspective non seulement une caractéristique importante de l’œuvre de Réda, mais aussi et surtout, il ouvre la voie à un questionnement essentiel sur la pratique de l’espace. Ce qui tient à distance le cliché et la caricature. À travers le recueil Hors les murs1 (1982), nous voulons sonder une pratique de l’espace à la fois sous l’angle de la déambulation et de l’écriture. Ce qui nous intéresse, c’est le rapport entre le piéton-poète et le « lieu pratiqué2 » : qu’est-ce qui attire et sollicite Réda dans la banlieue, et quelle est son attitude envers elle? Par extension, ce questionnement se rapporte aussi à la relation, à l’échange dynamique entre le poème et l’espace de déambulation : comment le travail poétique transforme-t-il le réel? Comment l’écriture elle-même se fait-elle déambulation, marche à travers l’imaginaire par la voie des mots? Puis, corollairement à cette réflexion sur l’espace, sur sa pratique et sa représentation, s’ajoute celle sur le temps : comment se traduit-il à l’intérieur de la poésie? Sous quelles formes 1 Jacques Réda, Hors les murs, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2001, p. 11. Désormais, toutes les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses suite à la citation, précédées de la mention HM. 2 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien (Arts de faire 1), Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1990, p. 173. PHILIPPE ARCHAMBAULT [73] cette dimension se rend-elle sensible, lisible? À la fois horizons et balises d’écriture, ces questions, disons-le d’emblée, n’appellent point de réponses, seulement des propositions : indications, pistes à suivre, et autres questions. À présent, il s’agit de nous frayer un chemin. Ambivalence : ferveur et lassitude « Je ne cesserai donc jamais de chercher, d’attendre : /Qu’est-ce qui me réclame? » (HM, p. 11) Ce passage de « Deux vues de Javel/II » ainsi que les poèmes « périphériques » « Aux banlieues » e t « L’incorrigible » interrogent explicitement l’essentiel d’une pratique déambulatoire : qu’est-ce qui lui donne lieu et l’alimente sans cesse? Un désir, une attirance irrésistibles qui fondent et articulent la marche, poussent Réda à errer sans trêve hors les murs. La déambulation rédienne répond à un appel, à une convocation du lieu; elle se fait vocation, dont l’origine semble échapper au poète. Ce qui le « réclame », le « convoque » dans les banlieues, demeure obscur : un « pourquoi sans réponse3 », une intrigue fondant la quête et l’attente, et qui, parce qu’insoluble, relance inlassablement la marche. À cette attirance fondamentale se rattache une ferveur, un enthousiasme incorrigible pour les paysages suburbains dont la « magie équivoque » (HM, p. 115) n’a cesse d’éblouir et de surprendre le poète. À travers ces lieux en perpétuelle métamorphose, il s’avance, jamais las de contempler les splendeurs ruinées, les terrains vagues et les potagers en friche, où s’amoncellent les « ordures resplendissantes » 3 Id., Les Ruines de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1993, p. 174. Citons également ce passage révélateur : « Est-ce que j’avance vers une énigme, une signification? Je ne cherche pas trop à comprendre. Je ne suis plus que la vibration de ces cordes fondamentales tendues comme l’espérance, pleines comme l’amour. », p. 14. UN PARCOURS [74] (HM, p. 26). S’enthousiasmant de la banalité du décor fade et déglingué, le poète de la banlieue sait que le détail anodin recèle sa part de merveilleux : il suffit d’y poser un regard prospecteur tout encombré de poésie. Dans « L’incorrigible », Réda fait l’aveu qu’aussi longtemps qu’il lui restera un peu de vigueur, il ira parmi les dédales de la banlieue parisienne. Insatiable, le désir se mêle à un amour, ou du moins à un attachement, que ranime chaque promenade à travers les faubourgs. Cependant, ce désir et cette ferveur sont voués à l’inconstance et parfois, ils s’éclipsent sous le poids de la fatigue, de l’épuisement. Le poème « Aux banlieues » se formule comme un adieu : Réda évoque les multiples charmes de la déambulation banlieusarde, mais se dit désenchanté, prêt à délaisser ces territoires de « surprise morose » et de « fade enchantement ». Pourquoi ce retournement? À cause de la monotonie des lieux, qui apparaissent nus et familiers, dépourvus d’étrangeté et de secrets pour le poète qui vécut là « en parfait autochtone ». Épuisement passager, puisque l’œil s’est blasé des surfaces et des formes, où naguère il déchiffrait « la merveille et le désastre4 ». Au creux de cette lassitude se loge un sentiment de désarroi face à l’espace suburbain. Ce désarroi se manifeste notamment par cette quête de la « Vallée Heureuse » qui entraîne le poète de plus en plus loin hors les murs, dans l’univers champêtre des Eaux et Forêts, là où la nature, sans être intacte, donne à voir un visage moins dévasté que celui de la banlieue. La nature offre au marcheur un « asile transitoire » (HM, p. 91), où l’oubli et l’apaisement apparaissent possibles. Mais, comme l’écrit Réda, « on ne se refait pas » (HM, p. 115). Le désarroi ne peut rien contre la vocation : le poète ne saurait abandonner définitivement ses banlieues pour un univers davantage bucolique. 4 Sous-titre de l’ouvrage suivant : Jean-Michel Maulpoix, Jacques Réda, Paris, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1986. PHILIPPE ARCHAMBAULT [75] Entre ferveur et lassitude, l’attitude ambivalente de Réda face au lieu qu’il pratique nous amène à poser une autre question : qu’est-ce qui maintient le piéton-poète dans l’espace? Autrement dit, qu’est-ce qui assure l’équilibre entre ses deux mouvements contradictoires? Deux propositions, deux hypothèses, nous semblent valables. D’abord, il y a la présence de l’espoir — promesse de beauté et de révélation — qui se profile parmi les ruines, et qui accompagne, qui enveloppe le marcheur. Cette espérance — ce petit quelque chose qui sauve de la banalité — est introduit dans maints poèmes (HM, p. 11, 15 et 16) par des adverbes d’opposition (cependant, pourtant, mais, etc.). L’espoir, un ciel rosé ou un arc-en-ciel, donne la réplique à la décrépitude inquiétante des lieux. Dans la plupart des poèmes de Hors les murs, il y a de ces petits détails marqués de tendresse qui illuminent les paysages, parfois très sombres, de la région parisienne. Mais cet espoir n’est-il pas seulement un effet d’écriture? Comment savoir si cette « vieille espérance » se loge véritablement au cœur de l’homme? Il serait périlleux de déduire un tel sentiment d’après la lecture de quelques poèmes, et de l’attribuer à Jacques Réda. D’ailleurs, jusqu’à quel point peut-on parler du uploads/Litterature/ un-parcours-une-lecture-de-hors-les-murs-de-jacques-reda.pdf

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