Littératures modernes de l’Europe néolatine M. Carlo OSSOLA, professeur Leopard

Littératures modernes de l’Europe néolatine M. Carlo OSSOLA, professeur Leopardi : pensée et poésie Malgré le titre magnifique d’opere que mon libraire a cru devoir donner à son recueil, je n’ai jamais fait d’ouvrage, j’ai fait seulement des essais en comptant toujours préluder. (G. Leopardi, lettre à Charles Lebreton [Naples, juin 1836]) Prélude I. De l’humanité : héroïsme et égoïsme « Une voix ou un son lointain, s’amenuisant, s’éloignant peu à peu, ou faisant écho en donnant une image d’immensité, etc., etc., est un plaisir suscité par le vague de l’idée, etc. Sont également des plaisirs le bruit du tonnerre, un coup de canon et autres choses semblables, entendus en pleine campagne, dans une grande vallée, etc., le chant des paysans, des oiseaux, le mugissement des bœufs, etc., dans les mêmes circonstances » (Zibaldone, 21 septembre 1827, § 4293 1). Poète des éloignements, des solitudes, des échos des origines, des “souvenances” — « Des soirées je passais un long temps / A ` contempler le ciel, en écoutant le cri / De la rainette invisible au fond des champs. / Et la luciole vaguait près des buissons » (Les souvenances 2) —, Leopardi a retenu dans le mot les derniers échos de l’infini, de la mémoire de l’éternel, ici, au seuil de l’aube, et d’un présent qui efface tout dans ses souffrances diurnes : « Descend la lune : et le monde s’éteint ; / Disparaissent les ombres, et toute / Une obscurité noie le val et la cime ; / Reste aveugle la nuit, / Et chantant un air triste, / La dernière blancheur de la clarté fuyante / [...], / Le charretier salue du fond de son chemin » (Le coucher de la lune). Le Leopardi qu’attend le XXIe siècle ne sera pas seulement celui du Chant nocturne, du « vagar mio breve » ou du silence “sur- humain” des « espaces / immenses » de L’Infini ; mais, voix de prophétie, de 1. G. Leopardi, Zibaldone, trad. franç. de B. Schefer, Paris, Allia, 2003. 2. Id., in Chants. Canti, trad. franç. de M. Orcel, Paris, Aubier, 1995 ; avec une légère modification. CARLO OSSOLA 772 songe et de grandeur de pensée, il s’élèvera sur la misère du présent et l’égoïsme avare des jours terrestres. Il notait du reste dans son Zibaldone, le 11 avril 1821 : « Aujourd’hui, la place de l’homme dans la société est semblable à celle d’une colonne d’air vis-à-vis des autres et de chacune en particulier. Si elle cède à la pression, par raréfaction de l’air ou pour une autre raison, les colonnes les plus éloignées font pression sur celles qui sont plus proches et celles-ci exercent à leur tour une pression plus ou moins forte de tous les côtés et se précipitent toutes alors pour occuper et remplir l’espace vide. Voilà ce qu’est l’homme dans une société égoïste. L’un presse l’autre, celui qui cède pour une raison ou pour une autre, par manque d’habileté, de force ou de vertu, ou encore parce qu’il laisse un vide d’égoïsme, peut être sûr qu’il sera aussitôt renversé par l’égoïsme de ceux qui l’entourent : il se retrouve compressé comme une machine pneuma- tique que l’on aurait sans précautions vidée de son air. » 3 Face à « notre égoïsme » se tient « leur héroïsme » 4, celui des anciens, mémo- rable, mais qui n’est pas une consolation pour le présent ; dans deux célèbres lettres à Giulio Perticari (du 30 mars et du 9 avril 1821), ce vide se précise dans tous ses contours : même celui qui désire ne pas céder au « vide d’égoïsme » devra néanmoins se résigner face au “vide de sens”, qui rend vain de se « réfugier dans la sagesse ». Des deux autoportraits tracés dans ces deux lettres, la critique a plus volontiers rappelé le premier, à la fois romantique et proche d’Alfieri : « je me suis furieusement adonné aux études, dans lesquelles j’ai consumé la meilleure partie de la vie humaine. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que jusqu’à maintenant je n’ai récolté, comme fruit de ces études, que la douleur. La faiblesse de mon corps, la profonde et continuelle mélancolie de mon âme, le mépris et les railleries de tous mes concitoyens, et pour finir le seul réconfort qui me reste, je veux dire l’imagination et les facultés du cœur, elles aussi plus ou moins disparues avec la vigueur physique et l’espoir de tout bonheur, sont les seules récompenses [questi sono i premi] que m’aient apportées mes malencontreux efforts » (clausule qui reparaîtra, des années plus tard, tel le sceau universel de la vie humaine, dans Le calme après l’orage : « O ˆ affable nature, / Ce sont là tes présents [Son questi i doni tuoi], / Tels sont donc les plaisirs / Que tu offres aux mortels. Sortir de peine / Est plaisir parmi nous »). Mais le second, celui du 9 avril, est beaucoup plus radical, et, semblable à la plainte de Job ou de Qohélet, il parvient à la « vanité de la sagesse », à la vanité des vanités : « Vous m’incitez affectueusement à ne point me laisser vaincre par la tristesse, et à me réfugier dans la sagesse. [...] Tous les biens de ce monde sont des illusions. Mais enlevez toutes ces illusions, et que nous reste-t-il de bon ? où nous réfugier ? qu’est-ce que la sagesse ? que nous enseigne-t-elle 3. Id., Zibaldone, § 930. Cette même image des « colonnes d’air », de cet « état d’égoïsme », de cet « équilibre produit par une vertu destructrice, c’est-à-dire la haine, l’envie, la rivalité mutuelle de chaque homme contre tous et contre chacun », sera reprise et réécrite par Leopardi, presque en les mêmes termes, le 10 mai 1822, § 2437-2441. 4. Ibid., 21 janvier 1821, § 538. LITTÉRATURES MODERNES DE L’EUROPE NÉOLATINE 773 d’autre que notre malheur ? [...] Fut un temps où j’avais confiance en la vertu, et méprisais le destin : maintenant, après un long combat, je suis vaincu, terrassé, parce que j’en suis arrivé au point où, si beaucoup de sages ont compris la tristesse et la vanité des choses, moi, comme bien d’autres, j’ai compris la tristesse et la vanité de la sagesse. » Ni sagesse personnelle ni bien collectif ne résistent au “mal de vivre” : Leopardi ne fut pas attiré par les mythes du progrès universel, mais par la certitude du malheur individuel, de toute âme, de tout homme : « je crois, et même je vois, que les individus sont malheureux sous toutes les formes de gouvernement : à cause de la nature qui a fait les hommes pour le malheur ; et je ris du bonheur des masses, parce que mon petit cerveau ne conçoit pas une masse heureuse, composée d’individus malheureux » 5. La brève, mais noble et haute saison du Leopardi participant du Risorgimento, s’était du reste terminée à l’époque des chants A ` l’Italie (1818), Sur le monument de Dante qu’on préparait à Florence (1818) et A ` Angelo Mai, quand il eut retrouvé le De Republica de Cicéron (1820), un Leopardi attentif à figurer le « haut sujet » en des termes immédiatement proches du Manzoni du Cinque maggio — jusqu’à les réécrire aussitôt (« Chi pingerà l’attonito sembiante ? / Chi degli occhi il baleno ? » ; « Qui peindra votre visage étonné / Et l’éclair de vos yeux ? »). Une fois abandonnée toute illusion sur une fonction citoyenne de la poésie récompensée par la gloire (« manque jusqu’à l’espoir de gloire, ultime illusion de l’érudit »), ne reste que la solitude, monodie nocturne du poète : « les accents de l’homme malheureux ressemblent au cri monotone des oiseaux de nuit » ; et bientôt la seule habitude “pensive” du Passereau solitaire : « Toi, pensif, à l’écart, tu contemples : / Point de vols, point d’amis ». Ainsi que l’a finement observé Walter Binni 6, cette période se clôt avec « l’apparition d’une époque de vérité désespérée » dont témoigne le Brutus (1821) : « Le destin tout- puissant et la dure / Nécessité accablent / Les faibles serfs de la mort ». Pourtant Leopardi restera toujours fidèle à cette vérité — « Est-il moins dur le mal / Qui n’a pas de remède ? Ne sent-il pas la douleur, / Qui n’a pas d’espérance ? » —, ainsi qu’il tiendra à le répéter dans une lettre à Louis de Sinner du 24 mai 1832, où, dans un passage écrit directement en français (peut-être pour en favoriser une divulgation presque “testamentaire”), il note encore : « Mes sentiments envers la destinée ont été et sont toujours ceux que j’ai exprimés dans Bruto minore » ; et ce sont les sentiments de celui que ses recherches ont conduit à « une philosophie désespérante » qu’il n’a pas hésité à « embrasser tout entière ». C’est pourquoi il demandait que ce legs sans espoir soit entendu comme uploads/Litterature/leopardi.pdf

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