Réseaux L'histoire de l'art : leçons sur la médiation Antoine Hennion Citer ce
Réseaux L'histoire de l'art : leçons sur la médiation Antoine Hennion Citer ce document / Cite this document : Hennion Antoine. L'histoire de l'art : leçons sur la médiation. In: Réseaux, volume 11, n°60, 1993. Les médiations. pp. 9-38; doi : https://doi.org/10.3406/reso.1993.2365 https://www.persee.fr/doc/reso_0751-7971_1993_num_11_60_2365 Fichier pdf généré le 11/04/2018 Abstract The relevance of mediation in social science is that it questions the relationship between principles of collective action and the role of objects. The example of the history of art shows how an analysis can emphasize the opacity of mediators, without making of them the vectors of an overhanging cause, the instruments of goals or of external reasons. The restitution of necessary intermediaries of art, started as a critical denunciation of the relationship between aesthetic subjects and objects by social history, or of the erudite accumulation by the history of art, has converged towards the idea of a collective production of the world of art by its actors. An analysis must therefore consider the same mediations, from humans and institutions to frameworks of perception, to material elements, and even the finest details of art works and their production. It is thereby able to close the disastrous gap that has separated social analyses of the conditions of art and aesthetic or semiotic analyses of the "works themselves". Résumé L'intérêt de la médiation, en sciences sociales, est de poser la question du rapport entre les principes de l'action collective et le rôle des objets. L'exemple de l'histoire de l'art montre comment une analyse peut s'arrêter sur l'opacité des médiateurs, sans en faire les vecteurs d'une cause surplombante, les instruments de buts ou de raisons externes. La restitution des intermédiaires nécessaires de l'art, commencée sur le registre critique d'une dénonciation de la relation d'un sujet et d'un objet esthétiques par l'histoire sociale, ou de l'accumulation érudite par l'histoire de l'art, a convergé vers l'idée d'une production collective du monde de l'art par ses acteurs. L'analyse doit alors passer par les mêmes médiations, allant des humains et des institutions aux cadres de la perception, aux éléments matériels, et jusqu'aux détails les plus précis des œuvres et de leur production : elle permet ainsi de franchir le fossé désastreux qui séparait analyses sociales des conditions de l'art et analyses esthétiques ou sémiotiques des fameuses "œuvres elles-mêmes". L'HISTOIRE DE L'ART : LEÇONS SUR LA MÉDIATION Antoine HENNION Réseaux n° 60 CNET - 1993 9 — — 10 Т е médiateur n'a pas de principe de >a JL/référence pour ordonner les univers qu'il met en relation : tout est bon, si ça tient momentanément ensemble. Par définition, ces associations sont temporaires et le médiateur n'en est en rien le garant : lui- même disparaît de l'échange et doit être invisible pour que l'opération de connexion fonctionne [...]. Le médiateur agit, opère, connecte, mais il n'y est pour rien » (1) exprime ici parfaitement, par la négative, la critique « moderne » de la médiation : qu' est-il possible de fonder, si l'on renonce à la transcendance ? S'il n'y a qu'associations, réseaux, passages, au nom de quoi se justifie l'action ? Peut-on instituer, sans un réfèrent qui soit externe à ce qu'il permet d'organiser, ou d'interdire ? La psychanalyse rejoint là la sagesse des anciens pour réclamer, à la suite de Le- gendre, les censeurs sans qui le désir n'est tout simplement pas possible : ils sont perdus, car ils ne croient plus à rien. La critique est menée de médiateurs « entremetteurs et non instituteurs » (2). Pourtant, si on délaisse les certitudes que donne le recours à de tels fondements éternels de l'être, il est possible de traiter de la médiation en posant les mêmes questions, en effet décisives pour les sciences sociales, mais en termes positifs et non sur le registre ambigu d'une dénonciation de la déperdition des principes. Sans pour autant négliger comme le font les interaction- nistes la nécessité pour les acteurs de fonder en principe leur action, et donc leur compétence à le faire, le problème est d'analyser comment ils construisent leur monde, principes compris, alors que fait défaut le réfèrent unanime qui leur a si longtemps facilité la tâche, au point que même les chercheurs en ont la nostalgie. Loin d'être une déviation moderne, le problème général posé par la médiation est vieux comme le monde (ou, ce qui revient au même, comme la pensée religieuse) : par quoi faut-il passer pour être ? — être un homme, un membre du groupe, un adulte, un croyant, un élu. Tant qu'il y a un Dieu, elle a un sens plein, bien loin de la dérision à laquelle l'exposent les Gentils Organisateurs du Club Méd(iation ?). Le passage fait l'Etre, tant qu'il est hors de cause : la théologie installe la médiation (la Vierge, les sacrements, les prêtres) au cœur de la foi, par opposition à un rapport externe à une réalité objective. C'est la théologie qui a donné au mot les caractères qui sont encore les siens : si l'objet est invisible, inaccessible, indéfinissable, s'il est même sacrilège de prétendre le connaître, et que symétriquement le sujet se définit comme manque, désir d'abolition, accomplissement par l'oubli de soi, auto-soumission à des forces venant prendre possession de soi, dans un mouvement souvent décrit où la faiblesse fait la force, où l'abandon de sa personne fait la nouvelle grandeur, alors, tout naturellement, ne pouvant s'appuyer ni sur l'objet ni sur le sujet, le discours et les pratiques développent un savoir de la médiation : rites, sacrements, conditionnements, mises en état par l'obéissance consentie à une série ré- (1) BOULLIER, 1988, p. 48. (2) M, p. 47. 11 glée de procédures, toutes ces opérations opaques, faites dans l'ignorance et l'abandon par rapport à une finalité ou à une causalité qui définiraient clairement leur raison d'être, deviennent plus importantes que leur but ou leur résultat, notions figées, trop mécaniques, incapables de rendre compte sans reste du travail réalisé sur les personnes pour les obtenir. A ce modèle interne, participatoire, de la médiation, formulé par la religion (et souvent recopié par le commentaire artistique), répond le modèle externe, critique, proposé par les sciences sociales, tel que l'a mis en place Durkheim. lui aussi à partir de la croyance : ce n'est pas les dieux qui font la force des indigènes, ce n'est pas la crainte qui les pousse à leur rendre un culte, c'est la force collective des indigènes que les rites actualisent pour la distribuer à des individus transportés, à la fois contraints et magnifiés par cette force, que la médiation des totems leur rend présente. Durkheim forge la matrice de toutes les analyses en terme de croyance, représentation des acteurs qu'on prend au sérieux (par opposition à la dénonciation primaire portant sur l'objet de la croyance), mais qu'on explique par une autre cause que celle qu'elle se donne (dénonciation secondaire : ils ne savent pas ce qu'ils font) : Quand l'Australien est transporté au- dessus de lui-même [...], il n'est pas dupe d'une illusion ; cette exaltation est réelle et elle est réellement le produit de forces extérieures et supérieures à l'individu. Sans doute il se trompe quand il croit que ce rehaussement de vitalité est l'œuvre d'un pouvoir à forme d'animal ou de plante. Mais l'erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits (3). Toutes les variables de la médiation sont en place dans ce triple jeu : attribution d'une cause de la force par les indigènes à la « chose même », dénonciation de cette attribution comme croyance des autres par le rationaliste (« en réalité, il n'y a pas de force »), enfin excuse des indigènes par l'ethnologue (« il y a bien une force ») et déplacement de l'explication (« mais elle vient d'ailleurs »). Cercles et miroirs : une voie tracée pour la sociologie critique Ce point de vue anticipe l'accusation que la sociologie porte contre les sujets modernes : dans cette histoire de cause sociale dissimulée, Durkheim met l'accent sur la réalité de la cause et passe sur sa dissimulation dans les images totémiques ; la sociologie moderne fait au contraire remonter l'accent sur la dissimulation. Le travail est inverse, car nous sommes dedans au lieu d'être dehors. Il ne s'agit plus de montrer le fondement réel d'attitudes apparemment absurdes envers des objets arbitraires, mais de montrer le caractère réellement arbitraire de comportements apparemment fondés par la nature de nos objets. Quand la sociologie critique fait de nous de grands dissimulateurs de la cause sociale qui détermine nos choix, nos opinions, nos goûts, derrière l'affirmation dénégatrice de notre liberté individuelle, le ton a changé par rapport aux ethnologues, non l'opération : dénoncer la croyance linéaire des sujets en leurs objets, pour la rapporter à la circularité du groupe. Durkheim a jeté les bases des sociologismes actuels : il n'en coûte que de transformer la représentation déplacée sur les objets culturels en un refoulement social opéré par les acteurs et dévoilé par le sociologue (4), ou en miroirs aveugles où se uploads/Management/ antoine-hennion-l-x27-histoire-de-l-x27-art-lec-ons-sur-la-me-diation.pdf
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- Publié le Sep 07, 2022
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