Bernard Miège Université Stendhal Grenoble 3, Groupe de recherche sur les enjeu
Bernard Miège Université Stendhal Grenoble 3, Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec) L'ÉCONOMIE POLITIQUE DE LA COMMUNICATION À quel titre suis-je fondé à traiter des relations entre l'Économie politique de la communication et les sciences de l'information et de la communication, et particulièrement des apports de l'une (que par commodité on présentera sous l'abréviation d'EPC) aux autres (dont l'abréviation, plus ou moins heureuse, de Sic s'est imposée) ? La question permet déjà d'entrer dans le sujet : d'une part elle met en doute les possibilités de prise de distance de quelqu'un qui pendant environ trois décennies a suivi de près les avancées de l'une comme des autres, d'autre part elle conduit à s'interroger sur le fait d'être plus ou moins considéré comme l'un des représentants qualifiés (autorisés ?) d'un courant théorique marqué par la diversité. Autant j'avoue ne plus hésiter à contribuer à l'histoire de Tinter discipline des Sic, [notamment Meyriat et Miège, in Boure (coordonné par), 2002], car ce genre de contribution fondée sur la connaissance directe et indirecte, et appuyée sur une méthodologie relevant des travaux historiques, est assez normalement soumise à la critique, autant je ne voudrais pas laisser supposer que je «représente» de quelque façon que ce soit l'EPC : si je fais miennes depuis longtemps quelques-unes de ses propositions centrales, pour autant, je ne me suis jamais identifié à l'EPC proprement dite et je crois n'avoir jamais fait référence à ce courant (sauf bien sûr dans un ouvrage «la pensée communicationnelle» qui dressait le tableau des théories amenées à traiter de l'information et de la communication) ; les raisons de cette non identification apparaîtront sans doute mieux à la fin de cet article. Il reste que l'EPC est de fait très peu connue par ceux qui se reconnaissent dans les Sic ; cela tient avant tout à ce que les processus de diffusion des idées restent marqués par une centration autour d'un espace francophone (voire hexagonal), les influences extérieures étant admises en fonction de filtres assez fermement contrôlés. 46 HERMÈS 38, 2004 L'économie politique de la communication Émergence et convergence Il est généralement admis que l'EPC émerge à la fin des années 1960 et surtout au cours des années 1970. Malgré les apports de quelques auteurs importants (Schiller H. L, 1969 et 1976; Guback, 1969; Smythe, 1977, mais avec un premier ouvrage datant de 1957; sous certains aspects Williams, 1975; Garnham, 1979; Mattelart Α., 1976; ainsi que Nordenstreng avec Schiller H. L, 1979; Hamelink, 1983; Murdock, 1979), on ne trouvera pas de texte marquant pouvant être considéré comme fondateur et surtout d'ouvrage fondamental ouvrant sur l'ensemble des perspectives théoriques. Vincent Mosco qui s'est efforcé de retracer l'évolution de l'EPC dans un ouvrage très documenté (Mosco, 1996) situe à juste raison son émergence dans la filiation des réflexions autour de l'Économie politique, et particulièrement dans la perspective de la critique des théories dominantes, les théories classiques et néo-classiques, soit pour réintroduire les rapports sociaux, et spécialement les relations de pouvoir dans l'analyse de la production, de la distribution et des échanges de ressources, soit pour étudier les phénomènes de contrôle et de reproduction (survival) dans le vie sociale. Les auteurs précités et quelques autres sont avant tout des universitaires qui se trouvent aux prises avec une approche dominante et étouffante de l'économie; s'inspirant des analyses de Marx, mais le plus souvent en dehors des orthodoxies alors prégnantes, ils mettent l'accent sur la production plutôt que sur la consommation, sur l'activité créative des acteurs sociaux, sur les phénomènes de déséquilibre et de domination, et sur la diversité des formes institutionnelles; la plupart sont des économistes, mais des économistes insatisfaits du découpage disciplinaire, qui met alors (et aujourd'hui encore) l'économie à part des autres sciences humaines et sociales. Ce serait en tout cas une erreur que de chercher une communauté de vues théoriques dans leurs approches ; les fondements théoriques sont diversifiés, et ce trait vient essentiellement de ce que la plupart sont des Britanniques et surtout des Nord-Américains, moins habitués que nous ne le sommes aux discussions conceptuelles et aux réflexions théoriques abstraites, et plus concernés par les questions liées aux pratiques sociales. Qu'est-ce qui explique que ces auteurs et d'autres se soient intéressés à la communication (ou pour certains de façon plus spécifique à l'information ou à la culture) ? On doit ici rappeler que les mouvements de contestation des années 1968 ont tous accordé une place de premier plan à la culture et à l'information, donnant ainsi une diffusion inconnue jusque-là aux thèses de l'Ecole de Francfort et d'autres courants critiques: la contestation des médias dominants et l'aspiration à de nouvelles expressions ou pratiques culturelles sont partout présentes, donnant lieu à une effervescence artistique et à une créativité visant à renouveler radicalement les formes et les modes de la vie culturelle. Mais ce n'est pas tout : les années 1970 sont en quelque sorte le point de départ et le laboratoire des techniques de communication qui se développeront dans les deux décennies suivantes; l'audiovisuel, les télécommunications et même l'informatique qui ne connaît pas encore les microordinateurs donnent lieu aux premiers débats, non seulement sur l'informatisation de la société, mais sur la perspective d'une société post-industrielle qui serait basée sur l'information. Enfin, les États démocratiques sont le lieu de débats et de polémiques sur le contrôle public des médias audiovisuels, et les firmes multinationales (à dominante américaine) sont à l'offensive en Amérique latine et en Europe de l'Ouest, et leurs stratégies conquérantes sont préoccupantes. HERMÈS 38, 2004 47 Bernard Miège Tous ces éléments concourent (déjà) à faire de la communication un enjeu de première importance, sans cependant que les connaissances validées et organisées soient disponibles. On comprend dès lors que, de tous côtés, sans concertation entre les auteurs, émergent des travaux aux orientations voisines et aux thématiques proches. On se doit cependant de signaler qu'entre eux les contacts vont trouver dans les réunions entre 1977 et 1980 organisées à l'Unesco sur le Nomic (Nouvel ordre mondial de l'information et de la communication) une sorte d'élément catalyseur: plusieurs des auteurs précités participent aux réunions des groupes de travail, d'autres rédigent des contributions, et à partir de là des textes circulent et des débats se déroulent; l'IAMCR-AIERI, à travers ses congrès bi-annuels et sa section spécialisée, jouent un rôle effectif de coordination, ou du moins de diffusion des travaux. Il serait sans doute excessif d'y voir comme l'existence d'une «communauté invisible», mais la circulation des idées participant de l'EPC est alors effective, même si les contacts directs ou par les moyens de communication sont rares (leur essor date seulement des années 1980). Ces échanges et ces débats n'entraînent pas nécessairement une homogénéisation des préoccupations et les propositions théoriques restent assez différentes sinon hétérogènes. S'affirment des façons de voir assez spécifiques aux auteurs et même aux régions du monde. Armand Mattelart joue en quelque sorte le rôle de passeur : très au fait des perceptions latino-américaines, connaissant bien les thèmes des ouvrages d'Herbert Schiller, il insiste dans plusieurs livres (1976, 1979) sur l'importance du nouveau type d'appareil idéologique qui accompagne la restructuration et l'offensive de l'impérialisme américain ; y prennent part non seulement les majors du cinéma et de la presse, les grandes agences publicitaires (se réorientant vers le marketing politique), les firmes produisant des télé-séries éducatives, mais aussi des firmes d'électronique et même des producteurs de technologies spatiales (à visées militaires) ; et selon lui, l'hégémonie prend dès lors place dans le champ du savoir et de la communication technologique. Ce sont ces analyses qui seront connues sous le syntagme d'«impérialisme culturel»: Schiller et Mattelart participent dès décembre 1974 à un dossier du Monde Diplomatique sur ce thème, et inlassablement, le professeur de l'université de Californie à San Diego continuera à publier des études documentées sur le sujet, saluées par des auteurs importants, à des titres divers : Gerbner, Chomsky, Postman, Stuart Ewen, etc. Incomplétude et addenda Il serait trop long, dans le cadre de cet article, de dresser la liste de ceux qui ont poursuivi et creusé le sillon ainsi tracé, le plus souvent avec le souci d'approfondir l'analyse avec les outils théoriques de l'analyse économique et un appareil statistique adapté aux objets qu'ils envisageaient : concentration monopoliste, spécificités du produit culturel, phénomènes de domination, place de la communication dans la crise du capitalisme «avancé»... : Enrique Bustamante et Ramon Zallo (1988), Ramon Zallo à nouveau (1988), Nicholas Garnham tout particulièrement (1990), Alain Herscovici (1994), jusqu'à Edward S. Herman et R. Mc Chesney (1997) et Cesar Bolano (2000). Cependant rares sont ceux qui, se reconnaissant plus ou moins dans les orientations fondatrices de l'EPC, telles qu'elles se sont affirmées dans les années 1970, en sont restés à ces perspectives, avant tout 48 HERMÈS 38, 2004 L'économie politique de la communication centrées sur des interrogations d'ordre économique. Qu'est-ce qui est à l'origine du constat qu'ils ont fait, le plus souvent chacun de leur côté, des limites de ces travaux et de la nécessité d'y apporter des compléments, à la fois thématiques, disciplinaires et théoriques uploads/Management/ economie-politique-de-la-communication-hermes-2004-38-46.pdf
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- Publié le Nov 09, 2021
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