Revue des Études Augustiniennes, 40 (1994), 1-22 Pour une histoire de la lectur
Revue des Études Augustiniennes, 40 (1994), 1-22 Pour une histoire de la lecture pneumatologique de Gn 2, 7 : Quelques jalons jusqu'à Irénée de Lyon Dans un article paru en 1989, Marie-Odile Boulnois a mené une vaste enquête sur les «exégèses patristiques de l'insufflation originelle de Gn 2, 7 en lien avec celle de Jn 20, 22»1. En introduction de cet article, elle note que «de manière générale, le verset de Gn 2, 7 a peu attiré l'attention des patrologues, alors que l'interprétation de cette première insufflation est capitale pour l'élaboration d'une anthropologie, puisqu'elle met en cause l'identification du don reçu par l'homme à la création»2. Une recherche consacrée aux premières manifestations d'une anthropologie chrétienne3 nous a conduit à la même conclusion que Mme Boulnois en ce qui a trait au rôle qu'a joué dans la construction de cette anthropologie l'interprétation de Gn 2, 7. Mais elle nous a aussi permis de constater que cette interprétation se fonde sur une transformation préalable, qui est antérieure au christianisme. En d'autres termes, l'exégèse que le christianisme ancien - y compris le Nouveau Testament - a pratiquée de Gn 2, 7 présuppose en bonne partie la substitution de πνεύμα à πνοή, et cette substitution, loin d'être propre aux chrétiens, est d'origine juive. Voilà ce que nous voudrions mettre en lumière dans le présent article, qui, nous l'espérons, contribuera à l'étude de l'interprétation de Gn 2, 7 que souhaite Mme Boulnois4. Notre propre enquête se situera cependant en- deçà de la sienne, puisque nous nous arrêterons là où celle-ci commence. Ce terminus ad quem se justifie néanmoins en raison, dans la mesure où Irénée de Lyon marque une rupture dans l'interprétation pneumatologique de Gn 2, 7. 1. Tel est le sous-titre de cet article intitulé «Le souffle et l'Esprit», paru dans les Recherches augustiennes, vol. XXIV, 1989, p. 3-37. 2. Art. cit., p. 5. 3. À paraître dans le vol. V du Trattato di antropologia del sacro des éditions Jaca Book- Massimo, Milan. 4. Cf. art. cit., p. 9, n. 22. 2 PAUL-HUBERT POIRIER La Sagesse de Salomon La plus ancienne attestation d'une compréhension pneumatologique du souffle (πνοή) de Gn 2, 7 est sans doute celle qu'offre la Sagesse de Salomon, Rédigé probablement à Alexandrie dans la seconde moitié, ou même le dernier tiers, du premier siècle avant notre ère5, ce livre présente, au chapitre 15, une reprise ironique de Gn 2, 7 pour l'appliquer au façonnage par le potier d'idoles muettes et sans vie, parce que dépourvues du souffle vital. Le vocabulaire caractéristique de G« 2, 7 y est sans cesse repris, en positif comme en négatif6, à cette exception que la πνοή de Gn 2,1 y devient un πνεύμα, celui-ci étant communiqué à l'homme au moment de sa création. Ainsi au v. 11 : «(L'homme) n'a pas reconnu celui qui l'a façonné, qui lui a insufflé (εμπνε-υσαντα) une âme agissante et inspiré un esprit vivifiant (πνε-υμα ζωτι- κόν)» ; de même au ν. 16 : «un homme les (se. les faux-dieux) a faits, quelqu'un dont le souffle (πνε-υμα) est emprunté, les a façonnés (επλασεν), car aucun homme n'a le pouvoir de façonner (πλάσαι) un dieu semblable à lui»7. Philon d'Alexandrie Après le livre de la Sagesse, c'est chez Philon d'Alexandrie que l'on enregistre le premier témoignage d'une lecture pneumatologique de Gn 2, 7. Notons tout d'abord8 que, si Philon connaît une forme de Gn 2, 7 selon laquelle πνεΌμα remplace πνοή, la plupart du temps, il conserve le texte tradi tionnel, mais en en donnant une interprétation franchement pneumatologique. Celle-ci se situe dans le cadre de l'explication que donne Philon des deux récits de la création de l'homme en Gn 1 et 2. Comprenant le doublet scripturaire à la lumière de l'exemplarisme platonicien, Philon en tire l'idée des deux créations de l'homme, qui lui sert à marquer le passage de l'intelligible (Gn 1, 26-27) au sensible et à l'individuel (Gn 2, 7). Mais, tout en affirmant la supériorité de la première création, «selon l'image et selon la ressemblance», il n'en réserve pas moins à la seconde le privilège de la réception du πνεύμα di vin. Nous pouvons citer en ce sens le développement que le De opificio mundi9 consacre, aux §§ 134-135, à Gn 2, 7, et dans lequel Philon dégage la signification pour l'homme d'avoir été «façonné» et non plus seulement fait à l'image de Dieu : Moïse dit ensuite : «Dieu façonna l'homme en prenant une motte de terre et il souffla sur son visage un souffle de vie». Il montre par là très clairement la différence du tout au tout qui existe entre l'homme qui vient d'être façonné ici et celui qui avait été précédemment engendré à l'image de Dieu. Celui-ci, qui a été 5. Cf. C. LARCHER, Le livre de la Sagesse ou la Sagesse de Salomon, I {Études bibliques, nouvelle série, 1), Paris, 1983, p. 159-160. 6. Cf., p. ex., pour πνοή, le v. 5b ; pour γη, les vv. 7a et 8b ; pour πλάσσειν, les vv. 7bc, 8a, lia et 16bc ; ρο^εμφ-υσαν, lev. Ile ; pour ζώσα, lev. Ile. 7. Trad, (modifiée) A. GUILLAUMONT, dans La Bible, Ancient Testament, II (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1959. 8. À la suite de Th. H. TOBIN, The Creation of Man : Philo and the History of Interpretation (The Catholic Biblical Quaterly, Monograph Series, 14), Washington, 1983, p. 78. n. 62. 9. Éd. et trad. R. ARNALDEZ, Les Œuvres de Philon d'Alexandrie, vol. 1, Paris, 1961. LA LECTURE PNEUMATOLOGIQUE DE GN. 2,7 3 celui qui avait été précédemment engendré à l'image de Dieu. Celui-ci, qui a été façonné, est sensible ; il participe désormais à la qualité ; il est composé de corps et d'âme ; il est homme ou femme, mortel par nature. Celui-là, fait à l'image de Dieu, c'est une idée, un genre ou un sceau ; il est intelligible, incorporel, ni mâle ni femelle, incorruptible de nature. Quant à l'homme sensible et individuel, Moïse dit qu'il est, dans sa constitution, une combinaison de substance terrestre et de souffle divin. En effet, le corps a été créé du fait que l'artiste prit une motte et en forma une figure humaine ; au contraire l'âme ne vient absolument de rien de créé, mais du Père et Maître de l'univers. Car ce qu'il a insufflé n'était rien d'autre que le souffle divin (ττνεΌμα θείον) qui a détaché de cette nature fortunée et bienheureuse une sorte de colonie parmi nous, pour le bien de notre race, afin que, mortelle par sa partie visible, elle fût du moins immortelle par sa partie invisible. Aussi pourrait-on très bien dire que l'homme est à la limite de la nature mortelle et de la nature immortelle, dans la mesure où il participe nécessairement de l'une et de l'autre, et qu'il est à la fois mortel et immortel, mortel selon le corps, mais selon la pensée, immortel. Malgré son caractère second, l'homme «né de la terre» de Gn 2, 7 n'en possède pas moins une excellence qui le distingue de ceux qui devaient le suivre, excellence qui lui vient notamment de ce qu'il est άπεικόνισμα κ où μίμημα du propre Logos de Dieu : Dieu en effet semble ne s'être servi pour le fabriquer, d'aucun autre modèle pris dans le devenir, mais uniquement, comme je le disais, de son propre Logos. Aussi Moïse dit-il que c'est une représentation de ce Logos qu'est devenu l'homme vivifié par le souffle au visage (εμττνε-υσθέντα είς το πρόσωπον) (139). Les Legum allegoriœ10, commentant Gn 2, 7, témoignent de la même lecture pneumatologique : «Et Dieu façonna l'homme en prenant une motte de terre, et il insuffla sur sa face un souffle de vie (πνοήν ζωής), et l'homme fut engendré en âme vivante». Il y a deux genres d'hommes : l'homme céleste et l'homme terrestre. L'homme céleste, en tant que né à l'image de Dieu, n'a pas de part à une substance corruptible et en un mot pareille à la terre ; l'homme terrestre est issu d'une matière éparse, qu'il a appelé une motte : aussi dit-il que l'homme céleste a été non pas façonné, mais frappé à l'image de Dieu, et que l'homme terrestre est un être façonné, mais non engendré par l'artisan. Mais il faut réfléchir que l'homme de terre, c'est l'intelligence au moment où Dieu l'introduit dans le corps, mais avant qu'elle y demeure introduite. Cette sorte d'intelligence serait en vérité semblable à la terre et corruptible, si Dieu ne lui insufflait pas (εμπνε-υσειεν) une puissance de vie véritable ; en ce cas, en effet, elle est engendrée — et non plus façonnée — en une âme qui n'est pas inactive et dépourvue de la frappe divine, en une âme intelligente et réellement vivante : «L'homme, dit-il, fut engendré11 en âme de vie» (I, 31-32). 10. Éd. et trad. Cl. MONDÉSERT, Les Œuvres de Philon d'Alexandrie, vol. 2, Paris, 1962. 11. Je traduirais plus volontiers, ici et ailleurs, par «devint (εγένετο) âme vivante» (cf. le Philon de la Loeb Classical Library 1, p. 169). 4 uploads/Philosophie/ 40-reaug-1994-nr-1-2.pdf
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- Publié le Jan 25, 2021
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