Bernard Baas, professeur de philosophie Même si Freud n'a quasiment jamais parl

Bernard Baas, professeur de philosophie Même si Freud n'a quasiment jamais parlé du « sujet », il est bien connu des philosophes que la question du sujet - de son statut (dès lors qu'il est travaillé par l'inconscient) et de sa substantialité (notamment dans l'expression énigmatique de Lacan : le « sujet de l'inconscient ») - est l'un des enjeux problématiques de la psychanalyse. C'est peut-être même le lieu commun de la philosophie dans son rapport à la psychanalyse (lieu commun devant aussi s'entendre comme ce qui fait la communauté de leur préoccupation). Mais on est généralement moins attentif à la question de « l'objet » - terme constant dans le discours freudien -, dont l'intérêt problématique n'est pourtant pas moindre. Du sujet à l'objet Bien entendu, le terme d'objet doit ici s'entendre en général selon la signification vectorielle de ce qui est visé par une certaine dynamique dont la source est nommée « sujet » : ainsi l'objet du désir, l'objet de la pulsion, l'objet d'amour (on notera toutefois que Lacan parle de « sujet du désir », mais non de « sujet de la pulsion »). Mais, s'agissant du désir, la visée de l'objet implique toujours une médiation qui rende cet objet désirable. Cette médiation est l'ordre symbolique (la chaîne associative des représentations) par lequel un objet est désiré parce qu'il représente, à l'insu du sujet conscient, un autre objet antérieurement désiré (cf. le désir de Descartes pour les jeunes filles « louches » [Lettre à Chanut, 6 juin 1647]). L'objet empirique du désir n'est donc jamais désirable par lui- même mais toujours en vertu de ce qui l'associe, symboliquement, à un autre objet. Si donc ce que désire le sujet est toujours ce qui lui manque, ce manque que le sujet cherche à combler par l'objet occurrent de son désir est toujours relatif à une expérience de satisfaction antérieurement vécue. Voilà pourquoi Freud pouvait énoncer cette sorte de théorème : « Trouver l'objet sexuel n'est, en somme, que le retrouver » (Trois Essais sur la théorie de la sexualité, III, 5). Si l'objet du désir est toujours un objet retrouvé, cela signifie que ce qui fait la valeur désirable de l'objet empirique du désir est toujours autre chose que cet objet même ; plus précisément : cette autre chose est le véritable objet du désir, son objet en quelque sorte caché. L'objet originaire : la Chose Mais on voit bien que cette explication conduit à une énigme : car, si l'objet secrètement visé dans l'objet empirique du désir a lui-même été objet de désir, c'est qu'il était lui aussi le substitut d'un autre objet antérieurement désiré, lequel à son tour, etc. La question est alors inévitable : quel fut le premier objet de désir et de satisfaction vécue par le sujet, objet entre-temps perdu et qu'il s'agirait de retrouver dans ses substituts symboliques ? Quel fut l'objet de cette expérience de satisfaction originaire qu'il faut poser au principe de toute l'activité désirante ultérieure du sujet ? Si chaque désir du sujet est conditionné par un désir antérieur, si donc la succession des désirs constitue - pour user ici de la conceptualité kantienne - la « série des conditions » de son activité désirante, la question de l'objet originaire de son désir est, rigoureusement parlant, la question de « l'inconditionné absolu » de son désir. À cette question, Freud et plus encore ses successeurs (Rank, Ferenczi, Melanie Klein) répondent : le corps de la mère. Originairement, l'enfant, dans l'état de détresse (la Hilflosigkeit) propre au nourrisson, aurait reçu de la mère, notamment du sein maternel, tout ce qui pouvait l'apaiser ; telle aurait été l'expérience originaire de satisfaction qu'on peut bien nommer expérience de jouissance puisque l'enfant aurait été alors comblé par le corps maternel. Cette idée d'une jouissance originaire et entre-temps perdue est à rapprocher des premières thèses de Freud. Dans l'Esquisse d'une psychologie scientifique, Freud désignait du nom de « Chose » (das Ding) le noyau constant, irréductible et inaccessible du sujet ; la Chose serait, dans le sujet et à son insu, le reste d'une expérience originaire dans laquelle le sujet ne se distinguait d'aucun objet. L'idée d'un tel noyau se retrouve dans des textes plus tardifs de Freud où il est question de l'union originaire du Moi et du monde en un même tout indifférencié (Malaise dans la civilisation,I). Mais, parler ici d'expérience est problématique, puisque, comme le dira plus tard Freud lui-même, « il n'y avait alors pas d'objet » (Inhibition, symptôme et angoisse, VIII). C'est dire qu'on touche ici à la question de ce que la phénoménologie appelle le pré-objectif ou le pré-empirique. Que serait en effet une « expérience » sans la distinction (la séparation) du sujet et de l'objet ? La Chose ne peut donc être désignée comme expérience originaire que par un abus de langage. C'est pourquoi Lacan qualifie de « mythe » l'idée d'une telle expérience originaire. À l'explication mythique, qui comprend tout désir comme une tentative de retrouver la satisfaction originaire, il faut substituer l'explication structurale : « Le mythe est la tentative de donner forme épique à ce qui s'opère de la structure » (Télévision, V). Le mythe est ici l'équivalent de l'illusion transcendantale : il consiste à poser comme objet empirique (la Chose comme inconditionné absolu) ce qui n'est qu'un focus imaginarius de toute l'activité désirante du sujet. Le désir, entre la Chose et l'objet Il faut donc comprendre, structurellement, le rapport du désir à la Chose. Dans son activité désirante, le sujet vise un objet empirique comme désirable parce que cet objet en représente symboliquement un autre. Si l'activité désirante ne cesse de se porter sur de nouveaux objets empiriques, c'est bien parce qu'aucun d'eux n'est à la hauteur de l'horizon ultime du désir : la jouissance, comme fusion du sujet et de l'objet dans une présence sans écart ; autrement dit : jouir de la Chose. Car, pour Lacan, la Chose n'est justement pas quelque chose ; elle n'est pas un objet empirique, pas même l'objet d'une expérience originaire ; elle est le pur manque (manque de rien) dont procède en général le désir. Le sujet, visant des objets empiriques symboliquement liés les uns aux autres (c'est ce que Lacan appelle la chaîne des signifiants du désir, équivalent de ce qu'on a ici nommé la série des conditions), ne cesse de manquer et ne peut que manquer cette Chose (la jouissance) puisqu'elle n'est rien d'empirique, donc rien qui puisse se donner à lui dans une expérience. Et c'est pourquoi ce sujet est désigné par la notation $ (qui se lit : « sujet- barré-du-désir »). De même que le sujet parlant ne peut chercher le sens d'un mot de la langue que dans d'autres mots, sans que jamais aucun mot ne le fasse accéder à la présence immédiate du sens pur, de même le sujet du désir (qui n'est tel que comme sujet parlant, comme sujet aliéné au signifiant, puisque son désir est pris dans l'ordre symbolique) ne peut chercher sa satisfaction que dans des objets empiriques successifs, sans que jamais aucun d'eux ne lui offre de jouir de la Chose. Mais il faut ici préciser que, si le choix de l'objet empirique de désir procède des associations symboliques (Lacan dirait : de l'articulation des signifiants), le désir comme tel procède, lui, de la Chose en tant que pur manque. La Chose n'est donc pas un objet empirique dont le sujet aurait originairement joui avant de le perdre. C'est pourquoi Lacan reprend, pour la corriger, la formule de Freud : « L'objet est, de sa nature, un objet retrouvé. Qu'il ait été perdu en est la conséquence - mais après coup. Et donc il est retrouvé sans que nous sachions autrement que de ces retrouvailles qu'il a été perdu » (Le Séminaire, Livre VII, « L'éthique de la psychanalyse », IX). Autrement dit : la perte est antérieure à ce qui est perdu. Si donc il y a du désir et si le désir emprunte tous les détours de l'enchaînement symbolique, ce n'est pas en vertu de la perte de quelque origine que ce soit, mais c'est justement parce que la perte est elle-même l'origine. Dans le « paradis perdu » - qu'il s'agisse de la mère ou de tout ce qu'on voudra -, le « paradis » relève du mythe ; seul le « perdu » relève du réel. Il est même le « réel » au sens où l'entend Lacan, c'est-à-dire non pas le « monde extérieur » dont parlent la philosophie classique et la phénoménologie, mais le « non-monde », soit - littéralement - « l'immonde » ou « l'outre-monde ». Il n'y a rien d'antérieur à la Chose comme la perte même, sauf à se fourvoyer dans l'illusion du mythe. Kant et Lacan Le désir procède donc à la fois de la valeur symbolique de son objet empirique et de la dynamique de ce manque qu'est la Chose. Mais cette conjonction n'est pas évidente. En effet, elle suppose la uploads/Philosophie/ bernard-baas-sujet-de-desir.pdf

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