Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 20 | 2007 Gilles Deleu

Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 20 | 2007 Gilles Deleuze et Félix Guattari : Territoires et devenirs La subjectivité mondiale. Une intuition de Félix Guattari François Fourquet Édition électronique URL : http://leportique.revues.org/1354 ISSN : 1777-5280 Éditeur Association "Les Amis du Portique" Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2007 ISSN : 1283-8594 Référence électronique François Fourquet, « La subjectivité mondiale. », Le Portique [En ligne], 20 | 2007, mis en ligne le 06 novembre 2009, consulté le 01 octobre 2016. URL : http://leportique.revues.org/1354 Ce document a été généré automatiquement le 1 octobre 2016. Tous droits réservés La subjectivité mondiale. Une intuition de Félix Guattari François Fourquet 1 Le colloque porte sur Deleuze et Guattari. Le nom de Guat tari est rejeté dans l’ombre par celui de Deleuze, avec qui il écrivit L’Anti-Œdipe, et on ne sait rien de lui. C’est de lui que veux parler ici et je le nommerai « Félix », comme nous l’appelions tous, bien que son prénom officiel fût Pierre. J’ai travaillé auprès de lui de 1966 à 1972 à la clinique psychiatrique de La Borde, dont il était l’administrateur, puis dans le cadre du Cerfi, une coopéra tive de chercheurs en sciences sociales qu’il a créée en 1967 et dont j’ai été le premier trésorier. Sa parole – plus que ses écrits – m’a atteint en profondeur, ce que je ne pourrais dire ni de Gilles De leuze, ni des ouvrages communs aux deux hommes. 2 Mon exposé prend sa source dans les idées exprimées par Félix au cours des années précédant la rencontre avec Deleuze (qui date de 1969) et publiées dans Psychanalyse et transversalité (1972). Ses élucubrations me fascinaient. Félix était d’abord un parlant ; sa parole jaillissait comme une source ; il n’était pas à l’aise dans l’écriture 1. Je venais d’un mouvement étudiant marxiste, je débar quais dans un milieu psychanalytique freudo- lacanien, et je ne comprenais pas la moitié de ce qu’il disait. Mais un jour, lorsqu’il m’affirma que les choses importantes se passent « au-dessous de la ceinture » et pas dans la tête, j’ai compris ; ça voulait dire aussi « au-dessous de la conscience ». 3 Cette époque effervescente a pris fin lorsque Deleuze et lui ont décidé de travailler ensemble et de fermer la porte. Deleuze n’aimait pas le désordre des discussions de groupe. J’ai suivi leur travail commun, mais pour cet exposé je me suis appuyé sur les écrits où Félix s’exprime en son nom propre. Malgré l’évolution des concepts, y a une étonnante continuité de l’article inaugural « La transversalité » (1964), à l’article « Refondation... » 2 qu’il avait envoyé à la veille de sa mort (en août 1992) au Monde diplo matique, lequel l’a publié en le présentant comme son « testament philosophique » ; c’était la reprise développée du chapitre-conclu sion de Chaosmose, son dernier livre. La subjectivité mondiale. Le Portique, 20 | 2009 1 L’intuition philosophique originelle 4 Félix a été inspiré toute sa vie par une vision première, une « in tuition philosophique », « quelque chose d’infiniment simple » dit Bergson. Cette « intuition originelle » a traversé sans dommage la moulinette du travail deleuzo-guattarien ; elle tient tout entière dans une affirmation ontologique : 5 Il existe une subjectivité sociale mondiale porteuse de vie et de désir, inaccessible au moi, et transversale aux grands ensembles institutionnels hiérarchisés qui prétendent gouverner le monde. 6 La « subjectivité mondiale » ne figure pas sous ce nom dans les écrits de Félix. Dès 1964 apparaît un « sujet inconscient de l’institution », qui en subvertit les instances dirigeantes et y détient le véritable pouvoir ; dans les dernières années, il parle d’une « sub jectivité sociale » ou « collective » ou « contemporaine », sou vent à propos des problèmes planétaires ; il s’agit donc bien d’une subjec tivité à l’échelle mondiale. C’est par la subjectivité que s’ouvre Chaosmose, et c’est par elle qu’il s’achève. L’article fondateur : « La transversalité » 7 Dans cet article de 1964 (il n’avait que 34 ans et travaillait de puis dix ans à la clinique de La Borde, aux côtés de Jean Oury), Félix montre qu’il existe, au cœur de l’institution asilaire, une « subjectivité inconsciente ». Il ne part pas de rien. Freud et Lacan ont déjà repéré l’existence, au niveau individuel, d’un sujet incon scient, qui ne se manifeste que dans les failles de la personnalité, dans la « coupure » du signifiant 3. Il s’adresse à un groupe de psy chiatres qui connaissent bien le terrain asilaire et la psychanalyse, l’inconscient, le moi, l’acte manqué, le symptôme, le refoulement, etc. ; ils ont lu Lacan. D’autre part ils ont créé un courant dit de « psychothérapie institutionnelle » autour d’une idée majeure : c’est l’hôpital qui soigne le malade, et non l’individu médecin. 8 Première nouveauté, Félix établit un lien entre les problèmes généraux de la société et la pratique des psychiatres, notamment quand ils soignent les psychotiques, pratique que Freud, accaparé par les névroses, avait seulement effleuré ; à propos du complexe d’Œdipe, Félix connecte directement les pertes de sens psycho tiques aux crises de la société industrielle 4. 9 Deuxième nouveauté, le traitement de la psychose met en ques tion le pouvoir dans l’hôpital : puisque c’est l’institution qui soigne le malade, c’est dans ses rapports de pouvoir que se trouve le levier de sa fonction thérapeutique. Or le pouvoir asilaire est calqué sur le modèle hiérarchique pyramidal de la société moderne, de l’État, de la bureaucratie, de la firme capitaliste. La tendance spontanée du pouvoir est de se figer en hiérarchie ; il est rongé par une « entropie institutionnelle » qui peu à peu pétrifie les rapports humains et fait mourir l’institution 5. Mais il existe, vivante dans cette prison insti tu tionnelle, une « subjectivité inconsciente », un « sujet de l’institu tion » qui ne se confond pas avec la direction de l’asile. Le pouvoir de l’institution est seulement officiel et manifeste ; il est person nalisé, identifié à la personne du médecin-directeur. Le pou voir réel, lui, est diffus, insaisissable ; il a sa source dans cette sub jec tivité qui circule dans toute l’institution. Elle est dite inconsciente parce qu’elle est invisible aux « moi » aveuglés par leurs œillères 6. Certains « groupes-sujets », dans certaines circonstances singulières La subjectivité mondiale. Le Portique, 20 | 2009 2 et brèves, sont en position d’interpréter la situation par un acte concret qui la débloque et ouvre l’avenir. Il n’y a pas de préposé à l’interprétation ; le fou lui-même peut, dans certains cas, énoncer une interprétation fulgurante 7. Félix propose le concept de « trans versalité » pour désigner à la fois une dimension non-hiérarchique du pouvoir et le « lieu du sujet inconscient du groupe » 8. En effet, la subjectivité « traverse » la hiérarchie ; elle est adjacente ou sous-jacente à l’institution officielle et se branche sur le grand large de la société mondiale9. Elle n’est pas appropriable comme on possède le pouvoir, elle échappe à l’administration. Elle n’est visible et ac cessible qu’à de rares moments, dans les failles de l’institution, dans les ratés de son fonctionnement ; elle la perturbe comme un acte manqué ou un lapsus surprend et trouble le moi individuel. Le non-sens dérange et tend à être ignoré ou refoulé par les moi, c’est-à-dire par l’institution officielle. 10 Seule une pratique analytique peut nous amener à prêter atten tion aux symptômes de cette subjectivité, à nous mettre à son écoute. On ne maîtrise pas la subjectivité, mais une politique psy chanalytique peut augmenter le « coefficient de transversalité » de l’institution, assouplir les hiérarchies, ouvrir les cloisons, intensifier la circulation, décentraliser les leviers du pouvoir, encourager les initiatives provenant de la base, même les plus farfelues 10. On peut ainsi rendre l’institution plus fluide et plus attentive au travail qui s’opère inconsciemment en elle. De même que l’individu peut se débloquer en s’acceptant tel qu’il est et en accueillant les manifesta tions de sa partie inconsciente, de même le groupe-sujet peut s’ouvrir en accueillant les symptômes de l’inconscient, en accep tant l’humour critique, la contestation des rôles et des statuts certes utiles au fonctionnement, mais peu propices à la manifestation de la vérité. L’inconscient est toujours dérangeant, parfois même cho quant ; alors comment l’accueillir si on se prend au sérieux et si on le condamne au nom de la bienséance et du politiquement correct ? L’humour est l’antidote de cette prise au sérieux 11. Une conviction nécessaire : le moi est une fonction de méconnaissance 11 L’intuition originelle de Félix ne peut être comprise qu’à partir de l’affirmation ontologique qu’il tient de la découverte de Freud et qu’il a vérifiée lui-même : le moi individuel n’a aucune espèce d’existence autonome, c’est une illusion, une « fonction de mécon naissance » (Lacan). Sous l’empire du moi, de nos émotions et de nos conflits, nous nous occupons seulement de nous-mêmes, uploads/Philosophie/ la-subjectivite-mondiale.pdf

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