Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 39-40 | 2017 Le postco

Le Portique Revue de philosophie et de sciences humaines 39-40 | 2017 Le postcolonialisme Une Esthétique de la complexité Le kitsch dans les œuvres d’Edgar Morin et de Jean-Louis Le Moigne Baptiste Rappin Electronic version URL: http://journals.openedition.org/leportique/3663 ISSN: 1777-5280 Publisher Association "Les Amis du Portique" Printed version Date of publication: 1 March 2017 Number of pages: 307-321 ISSN: 1283-8594 Electronic reference Baptiste Rappin, « Une Esthétique de la complexité », Le Portique [Online], 39-40 | 2017, document 2, Online since 20 January 2019, connection on 16 June 2020. URL : http://journals.openedition.org/ leportique/3663 This text was automatically generated on 16 June 2020. Tous droits réservés Une Esthétique de la complexité Le kitsch dans les œuvres d’Edgar Morin et de Jean-Louis Le Moigne Baptiste Rappin Introduction 1 C’est d’un article aussi incisif que cocasse du philosophe Pascal Engel, promoteur de la tradition analytique sur le continent, que nous avons puisé l’inspiration de cet réflexion. Dans « Le réalisme kitsch », l’auteur analyse la vague de néo-réalisme qui emporte actuellement la philosophie, notamment sous la forme du « réalisme spéculatif » du protégé d’Alain Badiou, Quentin Meillassoux, dont on croirait, à entendre certains, qu’il aurait rénové la métaphysique à lui seul. Pourtant, à lire Engel, le réalisme spéculatif tomberait dans le même travers que les apôtres postmodernistes de la French Theory : le kitsch. Cet angle d’attaque, qui transmute l’esthétique en catégorie du jugement philosophique, permet de mettre astucieusement en exergue la boursouflure du verbe, le mauvais goût de la fausse nouveauté et le simulacre de la copie élevée au rang de l’original. 2 On ne serait pas loin de penser que l’époque philosophique, dans son entièreté, aurait viré au kitsch ; comme si l’essoufflement de la philosophie, prophétisé par Heidegger dans la fin de la métaphysique, tournait à la répétition en se donnant des airs incongrus de nouveauté. D’aucuns n’hésitent d’ailleurs pas à élever le kitsch en essence de la postmodernité et du néolibéralisme économique et sociétal (Arrault, 2010). Et la complexité, argumentons-nous dans le présent travail, de ne pas échapper à la règle de ce devenir-kitsch de la pensée contemporaine. Il n’est pas d’ailleurs sans ironie ni saveur que l’un des principaux tenants de la cybernétique, dont le nom figure dans la bibliographie générale des deux premiers volumes de La méthode, soit également l’auteur d’une Psychologie du kitsch au succès retentissant (Moles, 1976). L’auteur présente dans cet ouvrage le kitsch comme une forme d’art qui culmine avec l’essor de la société de consommation, ce qui lui permet d’entériner le passage de la culture des bibliothèques et des musées à celle des buffets bardés de bibelots et autres gadgets inutiles. Un bel exemple de naturalisme relativiste qui scie les barreaux de l’échelle des valeurs avec les dents de la fonctionnalité. Une Esthétique de la complexité Le Portique, 39-40 | 2017 1 3 Les propos suivants englobent ce que l’on nomme la Nouvelle Science, ou encore la pensée complexe, de façon générale, et son incarnation à l’intérieur du corpus de connaissances des sciences de gestion sous la forme du constructivisme, en particulier. Aussi pour cette circonstance citerons-nous plus abondamment, mais sans nous y limiter toutefois, les deux amis et complices de longue date Edgar Morin et Jean-Louis Le Moigne. Notre objectif est de mettre à l’épreuve, par l’effet de profondeur et de recul que procure la catégorie du kitsch, la cohérence philosophique des systèmes étudiés en soumettant leurs éléments à l’analyse conceptuelle plutôt qu’à la déclinaison méthodologique, pas précocement et allègrement franchi dans des sciences dites de conception dont le regard obnubilé se trouve entier tendu vers l’opérationnalisation de la connaissance et l’apport de solutions pragmatiques. Pour répondre aux attentes de la société, dit-on. Ne cachons pas enfin que derrière cette porte d’entrée de la complexité se trouve le continent des sciences de gestion dont les récentes tentatives de définition les poussent vers des logiques tout aussi cybernétiques d’action collective (Hatchuel, 2001) et d’ingénierie organisationnelle (Le Moigne, 1990). Approche définitoire du kitsch 4 Mais qu’est-ce que le kitsch ? C’est tout de même bien la moindre des choses que de débuter par cette définition, étant donnée l’importance stratégique que accordons à cette catégorie dans l’économie de notre raisonnement. Le terme apparaît à la fin du XIXe siècle et provient probablement du verbe allemand Kitschen, « ramasser des déchets dans la rue », même si « les langues européennes rivalisent pour être la vraie source du kitsch » (Genin, 2010, p. 10). Il n’est toutefois pas innocent que les indices étymologiques pointent de façon privilégiée vers l’Allemagne : l’époque correspond au règne de Louis II de Bavière, célèbre pour les colossaux travaux qu’il fit entreprendre pour l’édification de ses châteaux, aujourd’hui visités par les touristes qui ne font qu’ajouter au kitsch des lieux. Homo festivus ne saisit pas son rôle « culturel » dans l’achèvement dramaturgique de ce théâtre du faux : il est en quelque sorte le moment catastrophique de la pièce qui fait advenir la vérité du dénouement, celle du kitsch précisément. Le cas de Herrenchiemsee est ici exemplaire : de son voyage en France qui date de 1867, le roi de Bavière en revient avec une admiration sans limite pour le Roi Soleil ainsi que pour le château de Versailles qu’il visita et dont il reconnut la beauté des ors, les effets de tourbillon et d’infini offerts par les miroirs ainsi que la maîtrise, toute française, d’une nature ingrate. Louis II décida de faire bâtir son propre Versailles, sur l’île de Herrenchiemsee, non pour y résider, mais pour célébrer la monarchie absolue du XVIIe siècle français. Cependant, la volonté de surenchérir en dépassant les proportions de l’original conduit à une dysharmonie provoquée par l’excès : en effet, les changements d’échelle ont cette caractéristique de pas conserver les propriétés, ainsi que nous l’apprit Galilée en son temps et le philosophe Olivier Rey plus récemment dans Une question de taille. Galerie des glaces, chambre du roi, escalier de l’ambassadeur, sont tous surfaits, marqués du sceau de l’exubérance des dimensions et de la surcharge des ors et des ornements. 5 On comprend alors le jugement de Hermann Broch qui, le premier à avoir introduit le kitsch en philosophie, jugeait que « sa convention originelle est l’exubérance ou, comme nous pouvons maintenant bien dire, une exubérance simulée […] » (Broch, 2012, p. 33). Le kitsch fonctionne en premier lieu par effet d’amplification : « Celle-ci n’est pas qu’un simple agrandissement qui, par accroissement harmonique des proportions Une Esthétique de la complexité Le Portique, 39-40 | 2017 2 respecterait une même module, mais une extrapolation, une sorte d’anamorphose qui étend hyperboliquement un seul aspect, entraînant la perte de mesure de l’ensemble », précise Genin (2010, p. 24). L’exubérance, la profusion, l’excès, la luxuriance, le débordement témoignent de l’incapacité du kitsch à faire œuvre de mesure, c’est-à-dire de jugement proportionné : il n’y en a jamais assez, et l’on peut toujours en ajouter, dans une surenchère qui ne connaît pas de limites. Le kitsch est l’empire du superlatif. 6 Mais cette exubérance, précisait Bloch, est simulée. Adjectif qui, loin de relever du détail, permet d’égrener un nouveau trait tout à fait essentiel du kitsch : son caractère de copie. Du « toc » dit-on plus prosaïquement. Comment ne pas évoquer, dans ces conditions, l’ontologie platonicienne et sa théorie de la mimesis ? La célèbre allégorie de la caverne permet de distinguer les trois niveaux de réalité et les modes de la connaissance qui y sont associés : L’Idée ou la Forme, dont la structure, héritage pythagoricien, est mathématique, représente la réalité invisible ; la copie, fruit de la mimesis supérieure, caractérise le monde sensible fidèle au lieu intelligible ; le simulacre ou le fantasme, qui danse sur la paroi de la caverne, possède le plus bas degré de réalité car il prétend s’affranchir de l’Idée : il est le fruit d’une mimesis inférieure. L’exemple classique est celui du lit : alors que le philosophe contemple sa forme, qui revient dans tous les lits particuliers, le menuisier en fabrique une copie sensible dans laquelle nos corps pourront s’allonger pour se reposer et trouver le sommeil, et le rhapsode nous conte l’histoire d’un lit qui n’est plus que copie de copie, simulacre. Aussi Bloch, en choisissant la simulation comme trait du kitsch, ne rapportait-il pas ce dernier à une activité de copie supérieure, mais à la production d’ombres qui, nombreuses, multiples et populeuses, s’enchevêtrent inextricablement et confusément sur l’écran de projection de la grotte. À la manière des bibelots qui peuplent anarchiquement les buffets. De ce point de vue, le kitsch est bien est un art du faux, du semblant, du faux-semblant. 7 L’imitation tombe de surcroît dans le mauvais goût quand elle use du composite comme d’une stratégie de valorisation de l’original qui conduit au résultat inverse de l’intention initiale. Boudon appelait cela un effet pervers. Le mélange des styles, la bigarrure des matériaux, l’amas des gadgets brisent l’unité de style qui caractérise l’œuvre d’art authentique. En lieu et place de la simplicité, la profusion et la confusion uploads/Philosophie/ complexite-kitsch.pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager