Georg Lukács Mon chemin vers Marx Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Ce texte

Georg Lukács Mon chemin vers Marx Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács « Mein Weg zu Marx ». Il a été publié pour la première fois dans Internationale Literatur, 3.Jg., Heft 2 (1933), puis réédité dans le recueil Georg Lukács zum siebzigsten Geburtstag, Berlin, 1955... Il est suivi de l’essai « Postscriptum 1957 zu : Mein Weg zu Marx » paru en italien dans Nuovi Argumenti, cahier 33 (1958) Ces textes occupent les pages 323 à 329 et 646 à 657 du recueil : Georg Lukács, Schriften zur Ideologie und Politik, Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967. Mein Weg zu Marx été publié en français dans Nouvelles Études hongroises, vol. 8, 1973, pages 77-92. Nous en donnons ici une traduction nouvelle La plupart des notes sont celles de l’éditeur allemand. Nous en avons ajouté quelques unes pour préciser certaines informations peut-être inconnues du lecteur. Les références aux textes cités sont données dans la version française, lorsqu’elle existe. GEORG LUKÁCS. MON CHEMIN VERS MARX. 3 1. Mon chemin vers Marx (1933) Le rapport à Marx est la véritable pierre de touche pour tout intellectuel qui prend au sérieux la clarification de sa conception du monde, l’évolution de la société, tout particulièrement dans la situation actuelle, sa propre position dans la société et son attitude par rapport à elle. Le sérieux, la rigueur qu’il consacre à cette question et à son approfondissement, donnent la mesure de sa volonté, consciente ou inconsciente, de se dérober à une attitude claire par rapport aux combats actuels de l’histoire universelle. L’esquisse, dans une biographie, du rapport à Marx, de la confrontation intellectuelle avec le marxisme, offre donc une image qui présente un certain intérêt général en tant que contribution à l’histoire sociale des intellectuels dans la période impérialiste, même si, dans mon cas, la biographie elle-même ne peut pas élever une quelconque prétention à l’intérêt du public. Ma première rencontre avec Marx, (avec le Manifeste communiste), je la fis à la fin de mes années de lycée. L’impression en fut extrêmement forte, puis, quand j’étais étudiant, j’ai lu plusieurs œuvres de Marx et d’Engels (comme le 18 brumaire, et l’origine de la famille), et étudié tout particulièrement le premier livre du Capital. Cette étude me convainquit aussitôt de la justesse que quelques points fondamentaux du marxisme. Je fus en tout premier lieu impressionné par la théorie de la plus-value, par la conception de l’histoire comme histoire des luttes de classes, et par la structuration de la société en classes. Cependant, comme il est facile de le comprendre pour un intellectuel bourgeois, cette influence se limitait à l’économie et avant tout à la « sociologie ». Je tenais la philosophie matérialiste comme totalement dépassée au plan gnoséologique, et je n’y faisais alors aucune différence entre matérialisme dialectique et non- 4 dialectique. La doctrine néokantienne de l’« immanence de la conscience » convenait parfaitement à ma situation de classe et à ma conception du monde d’alors. Je ne l’avais d’ailleurs soumise à aucun examen critique, et je l’acceptais sans réticence comme point de départ de toute problématique gnoséologique. Cependant, j’avais des doutes persistants à l’égard de l’idéalisme subjectif extrême, (tant contre l’école de Marburg du néokantisme 1, que contre le machisme 2), car je n’arrivais pas à comprendre comment on pouvait contourner la question de la réalité en en faisant simplement une catégorie de la conscience. Ceci ne me conduisait cependant pas à en tirer des conclusions matérialistes, mais au contraire à me rapprocher de ces écoles de philosophie qui voulaient résoudre cette question de manière irrationaliste et relativiste, parfois même au travers d’un mysticisme chatoyant (Windelband-Rickert, Simmel, Dilthey). L’influence de Dilthey, dont j’ai été personnellement l’élève, me donna aussi la possibilité d’intégrer dans une sorte de conception du monde ce que je m’étais approprié de Marx 1 Par école de Marburg, il faut comprendre l’école du néokantisme fondée par Hermann Cohen (1842-1918) et Paul Natorp (1854-1924), en opposition à l’école du sud-ouest allemand de Heinrich Rickert (1863- 1936) et Wilhelm Windelband (1848-1915). L’école de Marburg, comme le néokantisme en général, s’élevait à la fois contre le matérialisme hégélien et contre le matérialisme positiviste. Cohen et Natorp essayaient d’unir le criticisme de Kant à la logique moderne. Dans le domaine de l’éthique, Natorp tout particulièrement voulait appliquer l’éthique de Kant aux problèmes sociaux de la société bourgeoise de la fin du 19e siècle. 2 Machisme est le terme employé par Lénine et le léninisme pour désigner, avec une connotation péjorative, la théorie du physicien et philosophe Ernst Mach (1838-1916). Pour Mach, qui a influencé le néopositivisme, la science était « l’économie de la pensée ». Elle a pour tâche de mettre en ordre les données de l’expérience. Les faits matériels ne sont en effet pour Mach que des sensations. Œuvre principale parue en 1886 : L’analyse de sensations, le rapport du physique au psychique, Ed. Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996. GEORG LUKÁCS. MON CHEMIN VERS MARX. 5 dans cette période. La Philosophie de l’argent, de Simmel 3, et les écrits de Max Weber sur le protestantisme 4 étaient mes modèles pour une « sociologie de la littérature » dans laquelle les éléments tirés de Marx étaient certes toujours présents, mais nécessairement dilués et affadis, et à peine reconnaissables. À l’instar de Simmel, d’un côté je séparais autant que possible la « sociologie » de la base économique conçue de manière très abstraite, et de l’autre côté, je ne voyais dans l’analyse « sociologique » qu’un stade préliminaire de l’étude proprement scientifique de l’esthétique (Histoire de l’évolution du drame moderne, 1909 5; Méthodologie de l’histoire de la littérature, 1910 ; les deux en hongrois). Mes essais parus entre 1907 et 1911 6 reflètent un balancement entre cette méthode et un subjectivisme mystique. Il est clair que dans une telle évolution de ma conception du monde, les impressions de jeunesse que j’avais reçues de Marx s’estompaient de plus en plus et jouaient un rôle toujours plus restreint dans mon activité scientifique. Avant comme après, je tenais Marx pour l’économiste et le « sociologue » le plus compétent ; mais l’économie et la « sociologie » jouaient pour le moment un rôle plus restreint dans mon activité d’alors. Les problèmes particuliers et les phases de cette évolution par laquelle cet idéalisme subjectif 3 Georg Simmel (1858-1918) La philosophie de l’argent (1ère édition : 1900, édition augmentée : 1907). PUF, Paris, 2007. 4 Max Weber (1864-1920), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) Plon, Paris, 1964. 5 A modern dráma fejlödésének története (1909) est paru pour la première fois en deux volumes à Budapest en 1911. Le chapitre introductif de cet ouvrage a été publié en 1909 à Budapest sous le titre A dráma formája. Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas (Werke, Band 15) Luchterhand, Neuwied, 1981. 6 Comme travaux les plus importants de cette méthode, citons, en dehors de ceux déjà nommés, L’âme et les formes (1911), traduction de Guy Haarscher, NRF Gallimard, Paris, 1974. 6 m’a mené à une crise philosophique ne présentent pas d’intérêt pour le lecteur. Mais cette crise était objectivement déterminée, même si je n’en étais pas conscient, par l’émergence accrue des contradictions de l’impérialisme, et elle a été précipitée par l’éclatement de la guerre mondiale. Certes, cette crise se manifesta tout d’abord par une simple transition de l’idéalisme subjectif à l’idéalisme objectif. (La théorie du roman, écrit en 1914-1915) 7. Et naturellement, Hegel prit ainsi pour moi, en particulier la Phénoménologie de l’Esprit, une importance croissante. Avec le caractère impérialiste que la guerre prenait de plus en plus clairement, avec l’approfondissement de mes études de Hegel, où Feuerbach fut également associé, mais uniquement en ce temps là sous l’aspect anthropologique, a commencé mon deuxième intérêt intense pour Marx. Cette fois ci, les écrits philosophiques de jeunesse y occupaient une place de premier plan, bien que j’aie également étudié avec passion la grande Introduction à la critique de l’économie politique. Cette fois ci pourtant, c’était un Marx que je ne regardais plus au travers des lunettes de Simmel, mais bien avec celles de Hegel. Ce n’était plus le Marx vu comme « éminent savant » d’une discipline, comme économiste ou sociologue. Déjà, je voyais « poindre » le penseur global, le grand dialecticien. Assurément, je ne voyais pas encore, à cette époque, l’importance du matérialisme pour concrétiser et synthétiser les problèmes de la dialectique, pour les rendre cohérents. Je n’en étais arrivé qu’à une priorité, hégélienne, du contenu sur la forme, et je m’efforçais de synthétiser Hegel et Marx dans une « philosophie de l’histoire », sur des bases essentiellement hégéliennes. Cette tentative prit une tonalité particulière du fait que dans mon pays, la Hongrie, l’idéologie 7 Publiée pour la première fois en Allemagne en 1916 dans la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft et en livre en 1920. Tel Gallimard, traduction Jean Clairevoye, 1989. GEORG LUKÁCS. MON CHEMIN VERS MARX. 7 « socialiste de gauche » la plus influente ait été le syndicalisme d’Ervin Szabó 8. Ses écrits syndicalistes donnaient à uploads/Philosophie/ georg-lukacs-mon-chemin-vers-marx.pdf

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