Chapitre 1 Symétrie chirale et constitution de l'espace ·./, 1.1. L'espace et l

Chapitre 1 Symétrie chirale et constitution de l'espace ·./, 1.1. L'espace et le corps Que l'espace ne soit pas tout simplement donné dans ou avec la nature (et sous quelle forme le serait-il ? Euclidienne ou non euclidienne?), ou bien qu'il ne soit pas tout simplement un système réglé (objet d'étude mathématique) de corps ou de choses, avec les diverses symétries qui peuvent s'y révéler, c'est là, depuis les fondateurs de la physique mathématique moderne (Newton, Leibniz), une question qui est loin d'être évidente, fit l'objet de débats, et qui, aujourd'hui, est pratiquement passée sous silence. Il a fallu attendre Husserl, le fondateur de la phénoménologie, pour qu'elle vienne au jour : il doit y avoir un rapport constituant entre notre corps vivant (leib) et la spatialisation, entre la manière dont notre corps est fom1é et la manière dont nous percevons les choses dans l'espace. Et il est trop vite dit, si l'on pousse la question assez loin, que celui-ci doit être nécessairement euclidien - c'est-à-dire, en termes contemporains, après R.iema1m et Einstein, posséder une métrique particulière. Cela pose bien des questions épistémologiques que nous nous contenterons ici d'effleurer au passage, dont la question de savoir s'il y a w1 espace absolu (Newton) - qui est euclidien-, ou s'il y a un espace de l'univers (Einstein) - qui peut aussi, selon les solutions envisagées, être elliptique ou hyperbolique. Chapitre rédigé par Marc R.!CHIR. 1 .1 1 11 22 Symétries 1.1.1. La réaUté propre de l'espace Husserl eut, sur ce problème, un grand précurseur, Kant, dans l'écrit précritique intitulé : « Du premier fondement des régions dans l'espace», daté de 1768. Dans cette dissertation de quelques pages, Kant s'efforce de montrer la « réalité propre » de l'espace à l'encontre des leibniziens qui concevaient grosso modo l'espace comme un système de relations simultanées de différents corps physiques, donc comme un système complètement analysable par concepts. Par « réalité propre » de l'espace, il faut entendre celle de l'espace absolu (newtonien) « indépendant de l'existence de toute «matière» et envisagé « comme premier fondement de la possibilité de sa composition» [KAN 70, p. 92). Dans ce contexte, Kant distingue la situation, qui « consiste dans le rapport d'une chose dans l'espace avec un autre» et la région, qui consiste dans « le rapport du système de ces situations à l'espace absolu de l'univers» [KAN 70, p. 92). Autrement dit, si la situation est relative et locale, la région met en relation le local et le global. Et pour Kant, si le local est toujours mathématiquement analysable, le global et le rapport du local au global sont seulement mathématiquement représentables (par la géométrie), mais pas directement décelables dans leur réalité par des moyens ou des concepts purement mathématiques - ce que Newton, avait déjà pressenti, en envisageant implicitement l'espace absolu comme «créateur » d'inertie, au sens physique de résistance au changement d'état de mouvement ou de repos. 1.1.2. Coips propre et coordonnées spatiales Kant, cependant, ne va pas jusque-là. De façon très caractéristique, et pour l'époque, très originale, il part du corps propre comme système d'orientation, ou, en première approximation, comme centre d'un trièdre trirectangle cartésien - ce qui correspond à la caractérisation husserlienne du leib comme ici absolu dont il n'y a cependant pas pour Husserl de point-origine (nullpunkt) situable dans l' espace. Quoi qu'il en soit, on peut toujours situer arbitrairement un tel point à la rencontre de trois axes (intersections de trois plans orthogonaux) définissant respectivement le haut et le bas, la droite et la gauche, l'avant et l'arrière. Comme on le sait, on peut, par ce système comme système de coordonnées ca1iésien, situer n' importe quel point de l'espace. Ou, plus primitivement, par rapport au corps propre on peut dire de telle ou telle chose qu'elle est plus ou moins en haut ou en bas, plus ou moins à gauche ou à droite, ou plus ou moins en avant ou en arrière, et analytiquement décrire par là toute situation de choses les unes par rapports aux autres, et en particulier par rapport au corps comme chose, c'est-à-dire arbitrairement situé. Dans la mesure où pareille analyse convient au local, et ne semble pas impliquer le global, elle paraît tout à fait adé9-uate ou objective. Symétrie chirale et constitution de l'espace 23 II faut néanmoins remarquer que les coordonnées de n'importe quel point ne peuvent être obtenues que moyennant sa projection sur chacun des axes comme faisant partie, avec un autre des trois axes, d'un plan. Il s'agit donc proprement de la description et de l'analyse de la situation de ce point par rapport au point choisi comme origine, et ce1 ies, par abstraction, il est possible d'envisager chacun des plans et des axes comme infinis, de manière à prétendre englober tout l'univers. Telle est la ·représentation de l'espace homogène et isotrope dans la géométrie analytique. Mais s'agit-il de l'espace lui-même ? Si l' on considère le corps propre comme le centre de référence à partir duquel se définissent les symétries de haut et du bas, de la gauche et de la droite, de l'avant et de l'arrière - donc le corps debout sur le sol - , cela suffit-il à son orientation par rapport aux choses de l'espace, ou plutôt à son orientation dans l'espace ? Étant entendu que, pour nous, l'espace a incontestablement trois dimensions, même si, par ailleurs, il ne semble comporter, dans cette représentation déjà abstraite, ni haut ni bas, ni droite ni gauche, ni avant et anière - les axes peuvent y être choisis arbitrairement. C'est là sans doute la raison pour laquelle Kant trouve dans le corps le seul moyen de les distinguer. Il y a donc une sorte de hiatus entre ce que l'on pourrait nommer l'espace propre du corps propre, et l' espace abstrait de la géométrie, qui n'offre par lui-même aucun moyen d'orientation. Celui-ci est seulement donné par le rapport de la situation aux régions, donc par rapport au corps propre, tel ou tel centre de coordonnées étant pour ainsi dire le corps propre se quittant lui-même pour se considérer abstraitement comme corps-objet. 1.2. La droite etla gauche : une distinction arbitraire ? Au fond, pour Kant, tout revient à ce que l' intersection de trois plans est par elle- même insuffisante pour constituer l'espace lui-même, et non sa représentation, qui, en fait, le présuppose. Et après avoir consacré un long développement au problème de l'orientation [KAN 70, p. 93-95) il en vient à se poser la question de savoir s' il y a, eu égard au corps, une distinction non arbitraire ou non conventionnelle de la droite et de la gauche - étant entendu que le haut et le bas, autant que l'avant et l'arrière, peuvent « naturellement } > se distinguer dans un plan, c'est-à-dire que le corps propre peut monter ou descendre, avancer ou reculer tout en restant lui-même, superposable à lui-même par simple translation. 1.2.1. La troisième dimension de l'espace Or peut-il, de la même manière, échanger la droite et la gauche ? Autrement dit, main droite et main gauche peuvent-elles se superposer par translation simple, en restant dans le même plan? Manifestement non, puisqu'il y faut une rotation de 180 ° dans l'espace, selon la troisième dimension (profondeur), pour obtenir la 24 Symétries superposition. Telle est la symétrie chirale, qui, pour Kant, nous fait « intuitionner » l'espace lui-même, en ses termes, l'espace «absolu », dont l'espace géométrique n'est en effet que la représentation. Autrement dit, la symétrie chirale révèle la troisième dimension de l'espace, sa profondeur, et par là, est le révélateur de ce que le corps propre a de lui-même un avant et un arrière. Il faut être très attentif à l'interprétation phénoménologique de ce fait mis en évidence par Kant. Il s'agit pour lui de « montrer que le fondement d'une détermination complète d'une forme corporelle ne repose pas exclusivement sur le rapport et la situation de ses parties les unes par rapport aux autres, mais de plus, sur un rapport qu'elles entretiennent avec l'espace absolu et général, tel que les géomètres se le représentent et bien que, cependant, cette relation ne puisse pas être perçue immédiatement. C'est sur ce seul fondement que reposent ces différences (scilicet de rapports) du corps» [KAN 70, p. 96, nous soulignons]. La symétrie chirale n'est pas mise en avant pour dire qu'elle est constitutive de l'espace lui-même, mais précisément pour montrer qu'elle en est, comme nous venons de le dire, le révélateur : ce n'est pas en prenant conscience de cette symétrie que le corps prend conscience de l'espace. Celui-ci est déjà là, comme le montre aussi le reflet spéculaire, où le corps vu se présente au corps voyant selon la même symétrie qui implique une demi-révolution : ma main droite au contact du miroir touche la main gauche du corps qui y est vu, et ma main gauche, la main droite - et cela en dit long, soit dit en passant, sur« l'image spéculaire», sur la rotation à 180 ° qui y a lieu, irréductible au plan uploads/Philosophie/ symetrie-chirale-et-constitution-de-lespace.pdf

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