Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan Jacques-Alai

Introduction à la lecture du Séminaire L’angoisse de Jacques Lacan Jacques-Alain Miller IV – En deçà du désir 1. UN MOBILE Un art de rhéteur Ce que je tiens entre les mains est un livre, et pourtant, à le relire, à le redécouvrir sous cette forme, me venait le dit de Magritte : « Ceci n’est pas un livre. » Si ce n’est pas un livre, alors qu’est-ce que c’est ? – me suis-je demandé. Ce serait plutôt quelque chose comme un film, l’enregistrement des déplacements d’un mobile. Ce mobile est une pensée qui parcourt un espace, qui ouvre une dimension et qui l’explore, qui trace une piste, non sans s’égarer, non sans rencontrer des impasses, non sans revenir sur ses pas chercher des points de passe. Une pensée qui dessine parfois des panoramas, lesquels s’évanouissent peu après pour laisser place à des détails démesurément grossis, qui sont parfois des mirages, et en direction desquels on chemine jusqu’à les voir se dissiper. Mais il fallait qu’il y ait le mirage et qu’il se dissipe pour trouver l’issue permettant d’aller au-delà. Si l’on cherche à composer une doctrine de Lacan sur l’angoisse à partir de ce Séminaire, il faut faire très attention et ne pas prendre chaque formule pour la solution. On trouverait certainement, à le relire, une vingtaine, une trentaine de définitions, et aucune qui soit définitive. Il n’y a en fait pas une seule définition de l’angoisse qui ne soit conditionnelle, qui ne soit relative à une perspective. On s’aperçoit de l’art de rhéteur, de la verve de Lacan dans l’argumentation qu’il avance. Il argumente comme instruit le juge d’instruction, pour et contre. Il est chaque fois si persuasif que l’on voudrait que ça s’arrête là, parce que, là, on a compris. Aucune formule de l’angoisse dans ce Séminaire ne nous fera l’économie d’avoir à refaire le chemin sur les traces de Lacan. Si j’avais à le commenter – ce que je ne fais pas –, je le ferais paragraphe par paragraphe. Il n’y en a pas un qui ne demande à être pesé, ajusté, qui ne nécessite quelque rectification, quelque inflexion, dont on trouvera, dans tel ou tel endroit, l’appui pour le faire. J’ai dit « s’égarer », j’ai parlé d’impasse. À le relire, et connaissant la fin du film – au moins de l’ouvrage –, on n’y trouve pas à proprement parler de fourvoiements, car tout le texte fourmille de trouvailles qui valent par elles-mêmes, indépendamment de la perspective, des trouvailles qui donnent à penser en elles-mêmes, et cela peut parfois tenir dans une phrase. Je vais tenter de saluer la sortie de ce Séminaire en vous livrant ma boussole, la mienne, celle que je me suis construite, en lisant, en écrivant ce Séminaire. Je suis encore à y ajouter des éléments ou à trouver des aperçus qui n’étaient jusqu’alors pas venus jusqu’à moi. Moment phénoménologique et construit Je me demandai, en tenant ce livre entre les mains, ce que j’aurais à répondre si j’avais à dire en un mot de quoi il s’agissait. Voici la réponse que je m’imaginai pouvoir faire : il s’agit d’une plongée en deçà du désir. Qu’y a-t-il en deçà du désir ? La réponse est ici donnée, répétée, martelée, et j’ai laissé un schéma sommaire, même dupliqué : en deçà du désir, il y a la jouissance et il y a l’angoisse. On voit en effet, répétée, la séquence ternaire, étagée. C’est un ternaire ordonné, qui se présente même parfois comme une chronologie qui disposerait des moments successifs. Il s’agit, bien entendu, de la chronologie d’un temps logique en trois moments. Jouissance, moment mythique, dit à peu près Lacan, mais il faut prendre cet adjectif dans la valeur qu’il lui donne, pas qu’une fois, à savoir ce qui permet de désigner ce qu’il y a de plus réel. Le texte de Freud Inhibition, symptôme, angoisse soutient toute l’élaboration du Séminaire. Lacan reprend à son compte, au départ, l’angoisse définie par Freud comme un affect et parce qu’elle est la bonne vieille angoisse, connue, ressentie. Ce moment peut être dit phénoménologique. Elle apparaît, elle est ressentie, on en est troublé, on en perd les pédales, on est désorienté, ou c’est d’être désorienté que l’on s’angoisse. Si elle n’est pas développée par Lacan, la phénoménologie est validée. C’est un affect accessible au commun. Mais ce moment de l’angoisse, tel que Lacan en traite, peut très bien ne pas être accessible et repérable. Il faut garder, tout au cours du Séminaire, l’indication, donnée une fois : « Le temps de l’angoisse n’est pas absent de la constitution du désir, même si ce temps est élidé, non repérable dans le concret. »i Il apporte à l’appui de cette assertion sensationnelle, comme pour se dédouaner, une référence à « Un enfant est battu » de Freud, où il s’agit de la constitution du fantasme en trois temps, le second temps devant être reconstruit. Cette indication permet de marquer que, dans l’élaboration de Lacan, le moment de l’angoisse est logiquement nécessaire et que l’on gagne à s’en souvenir pour ne pas se laisser fasciner par la splendeur, l’horreur de la phénoménologie de l’angoisse. Ce moment est ainsi fixé comme à la fois phénoménologique et construit. Antinomie du désir Il s’agit, dans ce Séminaire, de la constitution du désir, qui n’est plus du tout celle de la doctrine devenue classique de Lacan. On pourrait désigner ici le désir comme moment analytique, pour autant qu’il dépend, au sens propre, de l’interprétation. Au point que Lacan ait pu l’identifier à l’interprétation analytique, disant « le désir, c’est son interprétation », parce que le statut foncier du désir est d’être refoulé – adjectif que je choisis ici pour faire le joint avec les constructions de Freud. Désir refoulé, c’est le désir que Lacan a traduit comme métonymique, courant sous la parole, sous la chaîne signifiante. Il y a cependant, par rapport à ce statut du désir comme refoulé métonymique, une autre face du désir qui, elle, est phénoménologique : le désir comme fasciné par l’objet. Les neuf Séminaires antérieurs de Lacan ont déployé le spectacle du désir fasciné. Ce que Lacan élabore sous le nom de constitution du désir, c’est ce qu’il élaborera l’année suivante d’une façon beaucoup plus serrée comme la causation du sujet, à partir des deux opérations de l’aliénation et de la séparationii. Ces deux adjectifs, refoulé et fasciné, introduisent une antinomie du désir, dans sa définition lacanienne. D’un côté, il y a un statut métonymique de l’instance du désir, de son insistance sous la chaîne signifiante, entre les signifiants, dans l’intervalle. C’est un désir en quelque sorte invisible, inaudible, sinon on le suppose « de l’analyste », et puis, il y a le statut imaginaire de son objet. Jusqu’alors, dans l’élaboration de Lacan, ce sont des glissements très rapides qui ont conjoint ces deux statuts-là, un statut symbolique et un statut imaginaire affectant le désir. Dans son statut métonymique, que Lacan a fondé dans son écrit de « L’instance de la lettre »iii, la nouveauté est de marquer que le désir dont il s’agit est un désir de rien, qu’il n’est que la métonymie du manque-à-être, et qu’au bout du désir, il n’y a rien. En même temps, quand le désir se conjugue avec la relation d’amouriv, il est légitime de parler d’une visée du désir vers tel objet distingué entre tous, comme Freud le développe dans son chapitre de Pulsion Jouissance mythique et réelle Angoisse Angoisse phénoménologique et construit Refoulement Désir refoulé et fasciné « L’énamoration » dans la Massenpsychologiev. Il y a cette antinomie entre le désir comme désir de rien et le désir comme désir d’un objet distingué. C’est bien ce qu’il y a d’imaginaire dans le désir qui fait la scène du désir et, sur cette scène, le sujet se montre attiré, aimanté, par un objet. Il rencontre les obstacles qui s’opposent à accéder à cet objet, les difficultés ou les impasses de sa possession. Cette scène du désir fait beaucoup de ce qui s’exprime dans l’expérience analytique où il est question du désirable et de comment y accéder. 2. OBJET-VISEE ET OBJET-CAUSE De l’intentionnalité à la causalité Jusqu’au Séminaire de L’angoisse, la scène du désir est toujours restée structurée par l’intentionnalité du désir. Lacan mentionne ce terme, qui a des références très précises dans la philosophie du début du siècle, et est poursuivi dans la phénoménologie française. Il ne se déprend du modèle de l’intentionnalité qui a régné sur la pensée du milieu du siècle dernier que dans ce Séminaire. On réfère cette idée, de son origine, à Brentano, qui s’oppose à l’idée, comme le dit Sartrevi, de la philosophie idéaliste que l’ Esprit-Araignée attire les choses dans sa toile pour en faire des contenus immanents à la conscience, l’esprit ne pouvant penser que des idées. Sartre expose au contraire que la conscience n’est pas un contenant, qu’elle est vide, manque d’être, et en rapport avec le monde vers lequel elle s’éclate. Le monde n’est pas idéalisé, il reste à sa place uploads/Philosophie/ introduction-a-la-lecture-du-seminaire-l-x27-angoisse-de-jacques-lacan-jacques-alain-miller.pdf

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