Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 2, 2008, p. 297-319. DOI : 10.1007/s

Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 2, 2008, p. 297-319. DOI : 10.1007/s11873-008-0044-5 VARIA LACAN ET LES PROBABILITÉS Jean-Pierre CLÉRO* RÉSUMÉ : L’intérêt que Lacan porte aux probabilités, à la théorie des jeux et à la théorie de la décision, lui permet d’interpréter le calcul des partis et le fameux argu- ment du pari. Partant d’une critique de l’esthétique transcendantale de Kant, que Lacan propose aux philosophes de remplacer par l’espace et le temps logiques de la théorie des jeux, le psychanalyste se tourne vers Pascal pour montrer qu’il est probablement l’ancêtre de la théorie des jeux et de la décision. Nombre d’interprétations de Pascal qui auront cours dans les années 1970, devront, peut-être sans le savoir, à cette inter- prétation lacanienne, des éléments essentiels. MOTS-CLÉS : Pascal, pari, partis, probabilité, esthétique transcendantale. ABSTRACT : Lacan was interested by the treatment of the probabilities, the theory of games and decision, all topics that gave way to an interpretation of Pascal’s calculus of partition and of the famous argument of betting. Starting from a crit- ical examination of Kant’s transcendental aesthetics, that Lacan propounds to the philosophers to replace by logical space and time of the theory of game (as a substitute), the psychoanalyst attempts to prove that Pascal is probably the forefa- ther of the theory of game and decision. A number of interpretations of the « geometer of hazard », which will happen in the years 1970, are in debt, perhaps unconsciously, surely in a secrete way, to the farther lacanian interpretation. KEYWORDS : Pascal, betting, partition, probability, transcendental aesthetics. * Jean-Pierre Cléro, né en 1946, est professeur des Universités, en poste au département de philo- sophie de l’université de Rouen. Il dirige, à Paris X-Nanterre, le centre Bentham et la Revue des études benthamiennes. Ses travaux portent essentiellement sur la critique de la notion de fiction et sur la recherche d’une logique de la fiction. Il a récemment publié La Raison des fictions (Paris, Armand Colin, 2004), Qu’est-ce que l’autorité? (Paris, Vrin, 2008) et Pascal (Paris, Atlande, 2008). Adresse : Université de Paris X-Nanterre, Centre Bentham, Sophiapol, 200, avenue de la Répu- blique, F-92001 Nanterre cedex. Courrier électronique : jpclero@wanadoo.fr sprsynt000043_cor4.indd 297 sprsynt000043_cor4.indd 297 5/19/2008 1:18:48 PM 5/19/2008 1:18:48 PM 298 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 2, 2008 « Dieu sait que Pascal est notre ami. Et notre ami, si je puis dire, à la façon dont l’est celui qui nous guide dans tous nos pas. » Jacques Lacan, Le Séminaire, séance du 20 janvier 1965 I l est des auteurs qui, s’ils n’inventent pas ou n’ont pas inventé eux-mêmes de mathé- matiques, n’en manifestent pas moins un esprit mathématique, un « esprit de géomé- trie » comme dit Pascal dans un fragment célèbre des Pensées. On a un esprit de mathé- matique quand on « comprend » ce qu’on lit en mathématiques, non sans quelque équivoque sur ce terme de « comprendre »1, car on ne signifie pas par là qu’on pourrait produire quelque chose de comparable à ce qu’on lit, ni même qu’on serait capable de le reproduire sans faire des fautes qui empêcheraient d’obtenir le résultat. On veut dire simplement qu’on sait faire « penser » les mathématiques, parfois mieux que ceux qui feraient des démonstrations impeccables, qu’on est intellectuellement capable de trans- former une situation vitale, sociale, existentielle, en un ensemble de paramètres, puis en une configuration d’allure mathématique. L’esprit mathématique attend des mathé- matiques qu’il fréquente qu’elles lui rendent service, par leurs méthodes et par leurs résultats, dans l’écriture de ses réflexions qui concernent, en apparence, des secteurs et des objets très différents de ceux dont semblent s’occuper l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie ou la topologie. Tel est le cas de Lacan qui, parallèlement à son intérêt pour Hegel, mais surtout après avoir cessé de se tourner vers la dialectique hégélienne pour donner forme aux concepts qu’il était en train de forger, comme le désir, l’autre (avec un grand A ou un petit a), cherche dans les mathématiques la possibilité d’une gravure et d’une sélection d’un ensemble d’éléments psychiques. L’inscription symbolique d’un certain nombre d’éléments estimés fondamentaux se fera en termes mathématiques. Bergson était sans nul doute plus mathématicien que Lacan ; il obtint le premier prix du concours général en mathématiques, mais les mathématiques ne sont qu’un secteur ou qu’un objet de sa philosophie, quand elle daigne en parler. Les mathématiques pénè- trent constamment le propos de Lacan, lui offrant, à chaque instant, les schèmes, les catégories et même les idées dont il a besoin ; comme elles le font chez Pascal, chez Leibniz, qui eux inventent des mathématiques, ou chez Hegel qui, lui, n’en invente pas. Lacan se sert des mathématiques, par quelque aspect que ce soit, démonstrations, résultats, modes d’argumentation, comme le peintre se sert des couleurs ou des formes, comme le musicien se sert ou fabrique des sons. Le jeu est évidemment un peu dange- reux dans le cas de Lacan, car on peut prendre un résultat qu’on ne sait pas démontrer, ou une démonstration que l’on isole de son contexte, en porte-à-faux et on peut se 1. Équivoque contre laquelle Lacan a toujours mis en garde, au moins dans d’autres secteurs, dès le début de son Séminaire (LACAN, 1953-1954, ici 1975, p. 120) : « Ce qui compte, quand on tente d’élaborer une expérience, ce n’est pas tellement ce qu’on comprend que ce qu’on ne comprend pas […]. C’est en quoi la méthode des commentaires se révèle féconde. Commenter un texte, c’est comme faire une analyse. Combien de fois ne l’ai-je pas fait observer à ceux que je contrôle quand ils me disent – J’ai cru comprendre qu’il voulait dire ceci, et cela – ? Une des choses dont nous devons le plus nous garder, c’est de comprendre trop, de comprendre plus que ce qu’il y a dans le discours du sujet. Interpréter et s’imaginer comprendre, ce n’est pas du tout la même chose. C’est exactement le contraire. Je dirais même que c’est sur la base d’un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique. » sprsynt000043_cor4.indd 298 sprsynt000043_cor4.indd 298 5/19/2008 1:18:50 PM 5/19/2008 1:18:50 PM 299 J.-P. CLÉRO : LACAN ET LES PROBABILITÉS leurrer sur la portée de ce que l’on traite. Il n’est pas sûr que Lacan ait compris ce dont il s’agissait dans le théorème de Gödel, par exemple. L’énoncé qu’il fait du calcul des partis est parfois si embrouillé qu’on peut douter qu’il comprenait, au moment où il le disait, de quoi il parlait2. Mais, la plupart du temps, parlant sous le contrôle délibérément sollicité de mathématiciens qui étaient présents aux séances du Séminaire, Lacan puise dans les mathématiques qu’il lit ou dont il parle des allusions précises, fines, parfaite- ment adaptées au propos, et proprement créatrices, par l’aperçu qu’elles donnent sur le sujet ainsi mis en forme. On peut donc s’autoriser à parler d’ esprit mathématique pour qualifier Lacan, d’autant qu’il utilise lui-même l’expression de façon fort pascalienne (12 janvier 1969). S’il nous fallait traiter des rapports généraux de Lacan et des mathématiques, le dossier serait beaucoup trop vaste et entraînerait en topologie (qui ne sera ici qu’ef- fleurée), en nodologie (ou théorie des nœuds3), dans le calcul mettant en cause l’in- fini des suites arithmétiques. Nous nous en tiendrons ici à ce que Lacan dit à propos de la notion de probabilité et de son calcul, en étant très larges sur les limites de ce calcul, puisque nous allons accepter d’y insérer ce qu’il dit de la théorie des jeux et de la façon dont il la comprend et l’insère en psychanalyse. Cette enquête sur la probabilité chez Lacan conduit, d’une part, au cœur de sa rupture relative avec le kantisme. Elle découvre, d’autre part, en particulier dans le Séminaire qui a immédiatement et curieu- sement suivi les événements de mai 68, celui des années 1968-1969 et même 1970, un vif intérêt pour Pascal. Lacan se révèle un très fin connaisseur de l’auteur et un pascalien dans le sens même où il se sert de Pascal pour penser ses propres affaires au présent, en leur apportant des solutions inventives et créatrices, en rejetant explicitement l’histoire de la philosophie et ce que les philosophes universitaires pouvaient dire du pari dans les années 1960-1970. Le calcul des partis et l’argument du pari, que Lacan est justifié de solidariser l’un avec l’autre, puisque Pascal le fait lui-même, reçoivent une interpréta- tion originale et accompagnent ce que Lacan estimait être une de ses créations, peut-être la seule par rapport à Freud, celle de l’objet a, qui va accompagner tous les séminaires depuis son émergence dans L’Angoisse, titre du livre X du Séminaire. La lecture que Lacan risque du calcul des partis et du pari chez Pascal fera l’objet de la deuxième partie du présent article. La première consiste à suivre la critique que Lacan fait de l’« Esthétique transcendantale » de Kant qui constitue une section, extrêmement importante pour l’histoire et la philosophie des mathématiques, uploads/Philosophie/ jean-pierre-clero-lacan-et-les-probabilites.pdf

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