© Philopsis – Paul Ducros 1 Le phénomène L’équivoque du phénomène Paul Ducros P

© Philopsis – Paul Ducros 1 Le phénomène L’équivoque du phénomène Paul Ducros Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. La phénoménologie s’est instituée comme une nouvelle attitude philosophique, ayant pour ambition la refondation de l’ensemble du savoir1. Aux yeux de Husserl – et son constat demeure de nos jours tout aussi, et même plus encore, valable – la science souffre de sa spécialisation et de la dispersion des différents ordres du savoir qui s’ignorent les uns les autres2. L’ambition de la phénoménologie est de refonder le savoir, d’instituer une nouvelle Théorie de la science, capable de donner les fondements par lesquels les savoirs éclatés pourront se réunifier3. 1 Sur cette question, il suffit de lire l’« Introduction » des Méditations cartésiennes, tr. M. de Launay, PUF, 1994, p. 43 à 48. 2 « Conférences de Londres (1922). « Méthode phénoménologique et philosophie phénoménologique », tr. A. Mazzù, in Annales de phénoménologie, N ° 3, 2003, p. 162. Si Husserl a toujours absolument regretté cet état de dissémination des savoirs dans lequel il verra, à la fin de son itinéraire de pensée, un des symptômes de la Crise de l’Humanité européenne, la pensée contemporaine – que l’on appelle post-moderne – s’accommode de cette condition qu’elle semble même trouver désirable. 3 Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance, tr. L. Joumier, Vrin, 1998, p. 203 à 259. Husserl reprend le projet de Bolzano (Théorie de la science, tr. J. English, Gallimard, 2011) et non celui de la Doctrine de la science fichtéenne. C’est pourquoi, en suivant les choix des traducteurs français, il faut parler de « Théorie » de la science et non de « Doctrine » même si le terme allemand est le même pour ces trois auteurs : « Wissenschaftlehre ». © Philopsis – Paul Ducros 2 Ce lieu de fondation, Husserl n’hésite pas, parfois, à convoquer à son propos les « Mères de la connaissance » goethéennes 4. Elles sont les dimensions originaires qui portent toute représentation humaine, qu’elle soit scientifique, commune ou triviale. Certaines expériences fondent la pensée humaine et, par là-même, sa relation au monde. La phénoménologie se donne pour tâche de les faire apparaître. Tel est le sens du mot d’ordre si souvent repris presque comme un slogan : « Aux choses mêmes » (« Zur Sache selbst »)5. Il ne s’agit pas de considérer les objets (Objekte) de l’expérience, ou les choses perçues (Dinge) mais les expériences de la subjectivité par lesquelles le monde se donne. Les Sache n’ont rien de chosique, elles sont les vécus par lesquels les choses mondaines ont quelque sens pour l’humain. Et la phénoménologie considère que ces expériences premières peuvent relever d’une vie non logique, non scientifique. Elles ne sont pas irrationnelles, puisqu’elles fondent la science, mais ne relèvent pas de celle-ci. La tâche de la phénoménologie est de montrer comment ces couches primordiales peuvent motiver les représentations de la science. S’il y a des vécus propres à la science que la phénoménologie doit mettre en lumière, elle va les lier à des vécus plus primordiaux. Si, par exemple, l’astronomie est la détermination objective des corps célestes, détermination dans laquelle elle va intégrer la Terre elle-même, elle le fait à partir d’une expérience première de la Terre comme sol immobile, irréductible à toute détermination astronomique et en même temps condition de l’apparition de quelque corps spatial que ce soit6. Ce sont ces Sache, ces expériences, que le courant de pensée fondé par Husserl, nomme phénomènes. Les héritiers de Husserl s’accordent pour considérer que toute phénoménalité renvoie à cette couche profonde de l’expérience humaine. Le phénomène – et ce point, pour élémentaire qu’il soit, est crucial – n’a, pour la phénoménologie, rien de chosique ni d’objectif. Il relève de l’expérience sous toutes ses couches (de la plus sensible et sensuelle, et même animale, à la plus intellectuelle). Le phénomène est à penser comme relation d’une vie humaine à toute objectité qui l’entoure, celle des choses (Dinge) perçues ou même irréelles de l’imagination, jusqu’aux pures idéalités mathématiques. La phénoménologie, 4 Goethe, Faust II, Acte I, tr. J. Lacoste et J. Le Rider, Bartillat, 2009, p. 544 à 549. Husserl s’approprie cette référence dans les Ideen III (Idées directrices ..., Livre III, tr. D. Tiffeneau, PUF, 1993, p. 96). On la retrouve au § 42 de la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, tr. G. Granel, Gallimard, 1976, p. 174. 5 La philosophie comme science rigoureuse, tr. M. de Launay, PUF, 1989, p. 85 ; Idées directrices ..., Livre I, tr. P. Ricœur , Gallimard, 1953, p. 63. Heidegger reprend à son compte la formule en 1969, en disant qu’elle a guidé tout son parcours philosophique : « La fin de la philosophie et le tournant », tr. J. Beaufret et F. Fédier, in Questions IV, Gallimard, 1976, p. 122-123. Il convient de remarquer que la formule « Zur Sache selbst » n’est pas explicitement donnée par Husserl qui ne parle que des « choses mêmes » (« Die Sachen selbst »). C’est Heidegger qui la forge en l’attribuant à Husserl pour la considérer comme l’énonciation de l’essence même de la phénoménologie. Il est probable que Husserl n’y voyait qu’une formulation imprécise. C’est déjà l’indice que Heidegger se lie à Husserl mais pour se détacher de lui. 6 « L’arche originaire Terre ne se meut pas », tr. D. Franck, in La Terre ne se meut pas, Minuit, 1989, p. 11 à 29. Nous nous permettons de renvoyer à notre livre : Husserl et le géostatisme. Perspectives phénoménologiques et éthiques, Le Cerf, 2011. © Philopsis – Paul Ducros 3 en tant que science des phénomènes, est la réflexion la plus rigoureuse qui soit sur cette vie de l’humain. La phénoménologie fait ainsi éclore un sens du phénomène qui n’a rien à voir avec celui qu’on lui donne habituellement, que ce soit dans l’attitude naturelle ou dans les sciences de la nature. Le phénomène du phénoménologue n’est en effet pas un fait qui surgit dans la nature et que la conscience pourrait appréhender. Si un fait n’est pas une chose mais une relation entre choses, il possède un sens exclusivement mondain : il est ce qui se passe dans la nature. Et si le fait devient phénomène lorsqu’il se donne à la conscience, il n’en garde pas moins une signification naturelle. Est phénomène, ainsi que le dit Kant, tout « objet indéterminé d’une intuition empirique »7. Aussi apparaît-il dans le temps et l’espace et est déterminable par les catégories : il est alors pensé dans un rapport à la subjectivité humaine. Toutefois, même s’il est d’abord coordonné par les formes a priori de la sensibilité pour être ensuite unifié par les concepts de l’entendement, le phénomène est ce qui advient dans le monde. Bref, il a un sens irréductiblement objectif. Ce phénomène peut être en relation à la subjectivité et être pensé en tant que relation, celle-ci est considérée depuis l’objectivité pour affirmer la primauté de cette dernière. Si la phénoménologie – et nous le verrons plus précisément dans la suite de notre développement – pense la relation c’est depuis l’expérience vécue. Le phénomène n’est pas la chose et son sens, même pour moi, mais le sens de mon expérience dans son rapport à la chose. À ce titre la phénoménologie, et c’est une revendication affirmée par tous les phénoménologues, est l’attitude de pensée la plus concrète qui soit. Tous les phénoménologues s’accordent pour ôter tout sens objectif au phénomène. Tout risque de confondre la phénoménologie avec quelque science de la nature que ce soit est, de la sorte, évité. Revenir aux choses c’est revenir au phénomène en tant qu’expérience la plus concrète et trouver la démarche rigoureuse pour parler des phénomènes de telle sorte que ce soit comme si la parole revenait aux phénomènes eux-mêmes. Toutefois, au-delà de cette exigence première, il se pourrait que les phénoménologues et la phénoménologie dans son développement ne s’accordent plus sur le sens à donner au phénomène. S’il doit toujours être concret et rompre avec toute représentation naturelle (commune ou scientifique), le sens de sa concrétude diffère d’un phénoménologue à l’autre. Si le sens phénoménologique du phénomène ne doit en rien être confondu avec tout sens objectif et scientifique, s’il n’y a, sur ce plan, aucune équivoque, il se pourrait que l’équivocité revienne, quoique sous une autre forme, dans le champ de la phénoménologie elle-même. Il se pourrait que le sens accordé au phénomène par les phénoménologues ne soit pas univoque et, surtout, qu’on ne sache pas toujours de quoi il s’agit d’un penseur à l’autre. La portée nouvelle du phénomène a été instituée par Husserl, mais sa postérité lui a fait subir une extraordinaire torsion sémantique et conceptuelle, plongeant les lecteurs à leur suite dans le risque de 7 Critique uploads/Philosophie/ le-phenomene-l-x27-equivoque-du-phenomene-paul-ducros 1 .pdf

  • 26
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager