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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Alain Beaulieu Laval théologique et philosophique, vol. 60, n° 2, 2004, p. 301-316. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/010348ar DOI: 10.7202/010348ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 13 décembre 2012 03:51 « L’incarnation phénoménologique à l’épreuve du "corps sans organes" » Laval théologique et philosophique, 60, 2 (juin 2004) : 301-316 301 L’INCARNATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE À L’ÉPREUVE DU « CORPS SANS ORGANES »* Alain Beaulieu Département de philosophie Université McGill, Montréal RÉSUMÉ : L’incarnation phénoménologique a-t-elle, dès Husserl, une origine christique ? Ce qu’on a appelé le tournant théologique de la phénoménologie amorcé dans les années 1960 en France obéirait bien plutôt, en ce cas, à l’inspiration du mouvement phénoménologique dès ses débuts. On explore ici cette question, en mettant la chair phénoménologique à l’épreuve de l’athéisme de Deleuze et du thème du « corps sans organes » issu du rapport conflictuel d’An- tonin Artaud avec la mystique chrétienne, et en remontant à la crise ouverte par Arius ainsi qu’au Concile de Nicée. ABSTRACT : Does phenomenological incarnation have, already in Husserl, a Christian origin ? What has been called the theological turn of phenomenology in the nineteen-sixties in France would in that case be much more in line with the initial inspiration of phenomenology. Explor- ing this question, we try here to put phenomenological flesh to the test of Deleuze’s atheism and of the theme of a “body without organs” resulting from the conflict between Antonin Ar- taud and Christian mysticism, and to consider anew both the crisis generated by Arius and the teachings of the Council of Nicaea. ______________________ I. L’INCARNATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE a phénoménologie husserlienne a assuré une postérité à la notion de chair en en faisant l’objet d’un vaste travail d’analyse. Comme on le sait, la chair est origi- nairement solidaire de la problématique chrétienne de l’incarnation. Elle cache un mystère qui est celui de cette parole, en apparence anodine, tirée de l’évangile de Jean : « Le Verbe s’est fait chair » (1,14). Toutefois, Husserl n’accorde aucune ana- lyse spécifique à la question du lien entre la chair phénoménologique et le texte reli- gieux. Il se contente de situer la chair au fondement de l’expérience constitutive et de * Ce texte est la version remaniée d’une conférence prononcée le 13 juillet 2003 à l’Université de Greenwich (Londres, Angleterre) à l’occasion du colloque « Questioning Religion » organisé par la British Society for Phenomenology. L’auteur tient à remercier le Conseil de recherches en sciences sociales du Canada pour le soutien financier. L ALAIN BEAULIEU 302 la communication intersubjective sans prendre position par rapport aux débats chris- tologiques1. Le terme Leib (traduit en français par corps vivant, corps propre ou corps animé) a une souche étymologique commune avec Leben, la vie, de laquelle est également tiré le terme Erlebnis, l’expérience vécue. Leib s’oppose au Körper qui correspond au corps physique observable. La chair est en lutte contre le modèle explicatif du corps- machine et ses attributs n’ont plus rien à voir avec ceux d’une mécanique articulée. La chair comporte une dimension « mystique » en tant qu’elle se laisse décrire quali- tativement sans se laisser voir par l’œil physique. La chair est un corps physiquement absent ou senti de l’intérieur. La pré-orientation de la perception charnelle vient doter le corps phénoménologique d’une véritable intelligence spirituelle. En outre, la vie du corps vivant est idéale au sens où elle est intégrée à un monde unitaire et harmonisé qui permet au vécu de se rendre transparent à la description phénoménologique. Bien que l’incarnation christique ne semble pas être un thème de réflexion déter- minant pour la phénoménologie husserlienne du corps vivant, il n’en demeure pas moins que l’intérêt de Husserl pour la chair manifeste des préoccupations familières au christianisme. Un lien ambigu subsiste entre l’incarnation phénoménologique (Ver- leiblichung) et le mystère de l’incarnation chrétienne (Menschwerdung, Fleish- werdung, Verkörperung). C’est du moins ce que soutient Natalie Depraz dans un ar- ticle intitulé : « L’incarnation phénoménologique. Un problème théologique2 ? » dont l’argumentation se fonde principalement sur des inédits de Husserl et sur des textes réunis dans le volume XXVII des Husserliana encore non traduits en français. Il arrive à Husserl d’établir des analogies entre le christianisme et la phénoménologie en soutenant, bien que timidement, l’existence d’une expérience intuitive « proto- phénoménologique » du Christ. Si bien que l’épochè phénoménologique s’apparente à une forme de conversion religieuse. D’où l’association entre le corps propre chez Husserl et l’idée d’une « incarnation christique phénoménologisée3 ». Voici l’inter- prétation donnée par Depraz d’un texte provocateur intitulé Formale Typen der Kultur in der Menschheitsentwicklung (« Types formels de la culture dans le dévelop- pement de l’humanité », 1922-1923), tiré du volume XXVII des Husserliana4 et originalement destiné à la revue japonaise Kaizo : 1. HUSSERL, Idées directrices II, Paris, PUF, 1982 (en particulier § 18 et 38-42) ; ID., Idées directrices III, Paris, PUF, 1993 (en particulier § 1-4 et appendice I). Cf. aussi. N. DEPRAZ, Lucidité du corps. De l’em- pirisme transcendantal en phénoménologie, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2001. Merleau- Ponty poursuit sur la voie ouverte par Husserl en faisant du corps propre le lieu immanent de la subjectivité en prise avec le monde avant d’étendre la Chair comme « cinquième élément » à l’ensemble du monde « Sensible ». Cf. MERLEAU-PONTY, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945 (en par- ticulier les deuxième et troisième parties) ; ID., Le visible et l’invisible, Paris Gallimard, 1964 (en particu- lier la section « L’entrelacs-Le chiasme »). 2. N. DEPRAZ, « L’incarnation phénoménologique. Un problème théologique ? », Tidjschrift voor filosofie, 55, 3 (1993), p. 496-517. 3. Ibid., p. 508. 4. Une version anglaise de ce texte est disponible dans E. HUSSERL, Essays on Culture, edited and translated with an introduction by R. Philip Buckley, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers (coll. « Edmund Hus- serl : Collected Works », 7) (à paraître). L’INCARNATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE À L’ÉPREUVE DU « CORPS SANS ORGANES » 303 Husserl attribue ce faisant une originalité au christianisme comme déclencheur de l’atti- tude philosophique elle-même, avant même, dans ce texte du moins, toute référence à la Grèce du Ve siècle avant J.-C. et à ses grands éveilleurs. […] Le Christ est un « person- nage » qui se définit par sa haute capacité de réflexivité. Il fait l’expérience interne ex- trême de la liberté critique, de sorte que chacun peut à sa suite procéder analogiquement à cette même expérience, la comprendre par après (nachverstehen) intuitivement. […] Hus- serl assigne par là même au Christ une dose d’expérience intuitive telle qu’il en fait sans le dire explicitement une sorte de « proto-phénoménologue », qui accomplit […] une forme de conversion du regard qui anticipe étrangement, dans les termes mêmes de Husserl, sur l’opération de la réduction phénoménologique. […] Le Christ représente l’idéal en l’homme ou l’homme comme idéal, de telle sorte qu’il joue le rôle d’un modèle pour ainsi dire, d’une invite ou d’un déclencheur originaire en tout cas, à la conversion du regard des autres hommes. […] L’incarnation phénoménologique aurait en ce cas tout lieu d’être comprise comme un mouvement de transcendantalisation de soi, en une résonance toute particulière avec la conversion réflexive originairement déclenchée par le Christ lui- même5. Il n’y a donc pas simplement, pour reprendre le titre du fameux ouvrage de Do- minique Janicaud, un tournant théologique tardif de la phénoménologie amorcé dans les années 1960 en France et qui trouve des résonances chez Lévinas, Marion, Henry, etc.6. Mais ce serait plutôt le mouvement phénoménologique qui manifeste, dès ses débuts, et de manière plus ou moins explicite, une fascination pour les ques- tions religieuses en général, et pour le mystère de l’incarnation « supranaturelle » en particulier. II. L’ATHÉISME DELEUZIEN Gilles Deleuze n’a pas attendu l’ouverture officielle, en France, de la controverse au sujet de la relation secrète et tumultueuse de la phénoménologie avec la théologie pour critiquer l’attitude religieuse de la science husserlienne. Dès 1962, il compare la phénoménologie à une « scolastique moderne7 ». Ailleurs il écrit : « La phénoméno- logie est trop pacifiante, elle a béni trop de choses8 ». Dans Qu’est-ce que la philo- sophie ?, co-écrit avec Félix Guattari, le motif des attaques se précise en s’orientant sur la question de la chair dont la redécouverte par la phénoménologie husserlienne se compromet insidieusement avec le régime chrétien de la transcendance. 5. N. DEPRAZ, « L’incarnation phénoménologique. Un problème théologique ? », p. 509-511. uploads/Philosophie/ beaulieu-l-x27-incarnation-phenomenologique-a-l-x27-epreuve-du-corps-sans-organes.pdf
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- Publié le Dec 22, 2021
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