La mort, un point de vue philosophique. Février 2014 Benoît PAIN1 Philosophie d

La mort, un point de vue philosophique. Février 2014 Benoît PAIN1 Philosophie de la médecine et Ethique soignante Membre du Conseil d'orientation de l'Espace régional éthique Poitou-Charentes Président du Comité d'éthique du CH Henri Laborit (Poitiers) Chargé de la coordination de l'universitarisation des études paramédicales (IFSI, IFMEM et IADE) par le Doyen, UFR Médecine et Pharmacie, Université de Poitiers « Assis pendant des heures dans le couloir de la maison de long séjour, ils attendent la mort et l'heure du repas. »2 1. Pourquoi craindre la mort ? Rares sont les individus qui peuvent se flatter, en toute honnêteté, de ne pas craindre la mort. Bien entendu, il ne s'agit pas ici des enfants – qui peuvent encore ignorer son caractère obligatoire –, mais d'esprits arrivés à leur maturité. Si certains cas de suicides paraissent indiquer qu'à tout prendre, la mort serait préférable à la vie, l'analyse des sentiments des suicidés n'est jamais sûre – et l'on peut se demander si, chez eux, la haine de la vie et de ses souffrances ne finirait pas par l'emporter sur une crainte de la mort qui serait en fait universelle. Mais pourquoi l'homme craint-il la mort ? Est-ce pour ce qu'elle signifie – représente en elle-même – ou est-ce parce qu'il est assez spontanément attaché à la vie ? 1.1. Une crainte peu « raisonnable » S'interroger sur ce qui peut susciter la crainte de la mort, c'est d'abord constater presque obligatoirement qu'elle semble peu raisonnable, ou même peu rationnellement fondée. Comment craindre en effet ce que nous ne pouvons connaître ? Faire ici allusion à la manière dont l'homme, en général, semble se méfier de ce qui lui est inconnu ne semble guère satisfaisant. Car si ce recul devant l'inconnu peut justifier des réactions dans le domaine de la curiosité ou de la connaissance, encore faut-il, pour être efficace, qu'il s'accompagne d'une sorte d'espoir de connaissance. Or la mort est précisément l'inconnaissable : elle défie toute approche conceptuelle aussi bien que toute expérience. Lorsqu'on se contente de la définir comme l'interruption ou la cessation de la vie, cela ressemble un peu à une lapalissade... mais peut-on en dire autre chose ? Heidegger remarque que, pour notre conscience quotidienne, il est incontestable que l'« on » meurt, mais précisément, ce « on » nous protège : l'anonymat qu'il implique est suffisamment général et flou pour que l'individu ne s'y sente guère concerné. Ainsi, évoquer la mort, c'est ne jamais la penser authentiquement comme devant m'advenir personnellement. Et ce d'autant moins qu'évidemment, je n'en ai qu'une « connaissance » indirecte : je peux avoir vu quelqu'un mourir, ou, plus fréquemment, un cadavre. Mais la mort m'est alors présentée comme un fait qui me reste extérieur, et je ne peux prétendre pour si peu la connaître, puisqu'elle sera, lorsqu'elle surviendra pour moi, un fait concernant le plus profond de mon intimité. L'écart entre la mort d'un autre comme « spectacle » et ma propre mort s'installe ainsi définitivement comme une non-coïncidence entre ce que je peux en saisir et ce qu'elle sera en elle-même. Si donc ce n'est pas vraiment le moment de la mort qui est redouté, force est de reconnaître que nous craignons, soit ses circonstances – la maladie, les souffrances, le déclin physique ou mental qui peuvent la précéder –, soit ses « conséquences », c'est-à-dire ce qui peut la suivre. Dans le second cas, encore faut-il admettre qu'un aspect de l'existence se maintient au-delà de la mort physique : c'est bien entendu l'âme, que l'on affirmerait comme immortelle. 1.2. La saveur de la vie Quelles que puissent être les difficultés que nous rencontrons dans l'existence, notre quotidien nous réserve toujours quelques plaisirs, plus ou moins profonds ou durables. Sans doute peut-il se passer des journées entières sans que l'on ressente la moindre satisfaction, mais cela ne suffit pas pour que nous en venions à concevoir que notre vie devrait être désormais privée de tout plaisir. En ce sens, il est vrai que « l'espoir fait vivre 1 Chargé des cours de Philosophie de la Médecine et d’Ethique soignante, UFR Médecine et Pharmacie de l’Université de Poitiers, benoit.pain@univ-poitiers.fr. 2 Bobin C., La Présence pure, Cognac, Le Temps qu'il fait, 1999, p. 17 » : nous espérons, en cas de difficultés, que le lendemain sera plus souriant, et cela participe à la saveur générale que nous trouvons malgré tout au fait d'exister. Savoir que le lendemain peut voir resurgir une difficulté déjà éprouvée ne suffit pas pour ôter l'envie de rouvrir les yeux après une nuit de sommeil : vivre, c'est, au moins tacitement, espérer le retour, sinon de grandes exaltations, du moins de satisfactions qui, même si elles sont modestes, suffiront à nous attacher à l'existence. Ainsi cette dernière nous offrirait-elle toujours de quoi lui demeurer en quelque sorte fidèle. Dans un tel contexte, penser à l'éventualité de sa mort, c'est nécessairement se concevoir comme précisément privé, et de manière définitive, de tout ce qui donne au quotidien sa saveur. D'où une souffrance morale sinon le sentiment d'une perte irrémédiable, d'un manque forcément cruel et difficile à supporter : ainsi je n'aurai plus la jouissance de mes plaisirs, si futiles puissent-ils paraître à un autre, je serai privé radicalement de la présence de l'être aimé, je ne pourrai plus profiter du soleil, d'une promenade, je serai incapable d'achever ce projet que je tarde à entreprendre. Le monde sera toujours là, mais ce sera sans moi : je serai donc privé du monde. Contre une telle crainte, il n'est de réplique que métaphysique. Soit en niant radicalement, selon le modèle épicurien, toute survie de l'âme, pour souligner combien cette anticipation d'une douleur est peu fondée : je ne souffrirai pas car il n'existera plus aucun être – à la place que j'occupe pour souffrir. Soit en comprenant la mort comme si intimement liée à la vie elle-même que sa nécessité apparaisse comme nécessaire et privée de signification. C'est la solution des stoïciens : l'homme doit être, comme l'épi de blé, « moissonné », et la disparition de l'individu, conçue dans la totalité du monde organisé, n'a aucune importance. Mieux : elle est à ce point intégrée dans l'ordre du monde que le sujet lui-même peut en décider – ou plutôt, avoir l'impression qu'il en décide – en mettant simplement fin à ses jours. Soit encore en considérant qu'au-delà de mon existence, c'est l'humanité qui se prolonge, et que d'une certaine manière je me prolonge dans l'histoire de ses générations futures : Schopenhauer peut même ajouter que c'est bien mon vouloir-vivre qui provoque la douleur, parce qu'il s'attache à une existence qui n'a de sens que comme totalité, et non comme singularité. Mais le problème réside quand même en ceci que les raisonnements, si impressionnants puissent-ils être, ne peuvent guère lutter contre l'affectivité, contre l'angoisse ou la panique qui saisit éventuellement le sujet à l'idée de son devoir-mourir. 1.3. La crainte de l'au-delà La situation ne se simplifie pas si l'on affirme l'immortalité de l'âme. Ce qui pourrait paraître comme une manière d'échapper à la crainte d'une disparition totale se révèle porteur d'une autre peur, dans la mesure où l'âme immortelle est bien souvent destinée à être jugée, et que la qualité de sa vie posthume dépendra bien entendu de ce jugement. Affirmation qui se retrouve aussi bien chez Platon que dans la tradition chrétienne. On peut alors constater que c'est le souci d'une vie posthume heureuse qui retentit sur l'orientation de la vie elle-même, puisqu'il s'agit de garantir que cette dernière se sera bien déroulée comme il faut. La crainte de ce qui suivra la mort s'accompagne d'une crainte de mal conduire sa vie. Le caractère inconnaissable de la mort disparaît alors derrière les croyances concernant ce qui vient après elle, et ces mêmes croyances suscitent les normes et les règles qui organisent la vie elle-même. Ce n'est plus tant, dès lors, la mort qui est crainte que les faiblesses dans la vie, et cette dernière ne conserve de prix que dans la mesure où elle prépare la vie posthume : en elle-même, elle ne peut plus avoir de saveur, puisqu'elle n'acquiert sa signification complète que comme antichambre de l'éternité. La crainte alors se déplace de la mort vers le quotidien, qui est en quelque sorte mis sous contrôle, et doit être épuré de tout ce qui a été déclaré malsain – soit, généralement, ce qui est le contraire de l'âme : le corps dans sa dimension charnelle. Dans un tel contexte, le « savoir » sur l'après-mort donne à la mort le sens d'un passage, mais refuse que la vie elle-même offre une signification autonome : ce qu'elle a de peu durable lui ôte la véritable dignité, qui appartient à l'éternité. Il apparaît finalement que c'est peut-être moins la mort qui est crainte que ses prémisses ou ses conséquences. Mais il n'en reste pas moins que la mort apparaît scandaleuse à l'individu, croyant ou non : c'est qu'elle vient nécessairement achever ce à quoi il croyait avoir « droit », par uploads/Philosophie/ original-151357-la-mort-un-point-de-vue-philosophique.pdf

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