Raison présente Kojève, lecteur de Hegel Jean-Luc Pinard-Legry Citer ce documen
Raison présente Kojève, lecteur de Hegel Jean-Luc Pinard-Legry Citer ce document / Cite this document : Pinard-Legry Jean-Luc. Kojève, lecteur de Hegel. In: Raison présente, n°68, 4e trimestre 1983. Figures de médiateurs. pp. 57- 67; doi : https://doi.org/10.3406/raipr.1983.2334 https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1983_num_68_1_2334 Fichier pdf généré le 15/03/2019 Kojève, lecteur de Hegel Jean-Luc PINARD-LEGRY « De 33 (je pense) à 39, je suivis le cours qu'Alexandre Kojève consacra à l'explication de la Phénoménologie de l'Esprit (explication géniale, à la mesure du livre : combien de fois Queneau et moi sortîmes suffoqués de la petite salle — suffoqués, cloués). A la même époque, par d'innombrables lectures, j'étais au courant du mouvement des scien¬ ces. Mais le cours de Kojève m'a rompu, broyé, tué dix fois » (1). C'est Georges Bataille qui évoque ainsi les années qu'il passa à sui¬ vre les cours d'Alexandre Kojève. Depuis 1933 celui-ci suppléait en effet à Alexandre Koyré à la 5e section de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et il allait faire (re)découvrir Hegel à toute une génération d'intellectuels français, offrant même à certains, comme Georges Bataille, l'occasion d'une expérience cruciale. Parmi les auditeurs de Kojève on retrouvait habituellement Maurice Merleau-Ponty, Raymond Queneau, le Père Fes- sard, toute une série d'intellectuels qui ont par la suite servi de relais à sa vision des conceptions hégéliennes. De Kojève pourtant, à l'époque, on ne connaissait pas grand-chose : né le 28 avril 1902 en Russie (il s'appelle en fait Kojevnikov), il était arrivé à Paris en 1928 et avait tout au plus fait paraître, avec Henri Corbin, une traduction de L'Idée socialiste, livre de Henri de Man, partisan d'un socialisme idéaliste, qui rejetait la lutte des classes et le déterminisme historique et annonçait ainsi une révision des thèses marxistes à laquelle Kojève ne cessa par la suite de rester attaché. Lecteur de Husserl et de Heidegger, Kojève participa également aux publications des Recherches Philosophiques (où l'on retrouve Caillois, Bataille, Queneau, mais aussi Bachelard, Lévinas, Raymond Aron, Jacques Lacan...), avant de devenir, après la guerre et de manière toute hégélienne, haut fonctionnaire dans l'administration française. Le public ne connaît guère Kojève que par ses cours, comme si son travail devait se limiter pour le lecteur à la partie exotérique, retenant dans le secret et peut-être même le mystère un pan entier de sa réflexion (1) Georges Bataille, Œuvres Complètes, tome VI, p. 416, Gallimard. 57 (et de son activité), que seuls quelques hommes politiques auront apercevoir, puisqu'ils connaissaient l'action de celui qui de 1946 à allait dominer la diplomatie économique française. Pour mesurer contre, l'impulsion, aujourd'hui encore très puissante, donnée par Ko à la lecture de Hegel en France, il faut revenir aux cours de l'E des Hautes Etudes, qui ne furent publiés par Raymond Queneau partir de notes, qu'en 1947 et dont l'influence se répandit donc en premier temps par le bouche à oreille... A l'Ecole Pratique, Alexandre Koyré, qui avait inauguré un c sur la philosophie religieuse de Hegel (il lisait les textes antérieu la Phénoménologie de l'Esprit), puis Kojève furent en fait de vérit pionniers de la traduction et de l'interprétation de Hegel en Fra Vinrent ensuite les travaux de Jean Hyppolite, plus récemment P.J. Labarrière, G. Jarczyk et B. Bourgeois, mais lorsqu'en 1933 Ko commençait à lire la Phénoménologie de l'Esprit, tout restait à f Et c'est un point qui mérite largement d'être souligné, car il a égalem une portée philosophique : l'abord de Hegel choisi par Kojève p par un travail d'élaboration de la traduction, d'interprétation du t allemand, de confrontation avec ses obscurités, — travail endur patient, où, avec une lecture, s'établit également une version du t hégélien. Dans ce qu'elle a elle-même de « monumental », la lecture Kojève fait de Hegel est d'une certaine façon « inclassable » et si domine largement le champ de l'interprétation depuis l'après-gue c'est avant tout parce qu'elle constitue, en même temps que la prem véritable présentation de Hegel en France, une actualisation de la sée hégélienne, sur laquelle se sont réglés une grande partie des épig qui lui succèdent, même si c'est pour en prendre le contrepied ou la refuser (2). Ainsi que le souligne Vincent Descombes (3), le succès extrao naire de l'enseignement de Kojève est par ailleurs indissociable du texte dans lequel évoluait la philosophie française à la veille d Seconde Guerre mondiale. Les tentatives qu'avait entreprise Victor C sin pour faire connaître les idées hégéliennes en France étant re sans lendemain, lorsque Kojève commence son cours à l'Ecole Hautes Etudes, c'est la philosophie néo-kantienne et le bergsonisme triomphent : dans un cas, ce que Sartre appellera plus tard une p sophie « digestive », toute entière préoccupée de savoir commen connaissance peut assimiler son objet et dans l'autre cas une déma qui donne le change aux sciences en ce qu'elle sait aussi empru leurs concepts, mais dont les intuitions n'aboutissent jamais à un (2) C'est le cas de Gérard Lebrun, La Patience du Concept, Gallimard. (3) Le Même et l'Autre, quarante ans de philosophie française (1933-1978), de Minuit, 1979. sultat convaincant. Les élaborations bergsoniennes autour de la question du temps, même si elles vont parfois dans le sens de la phénoménologie de Husserl, sont en fait une thèse métaphysique de plus sur l'être et non une pensée plus radicale qui envisagerait le sens de l'Etre. En fait c'est partout l'idéalisme universitaire qui l'emporte, tandis que les œuvres majeures de la philosophie allemande restent ignorées : il fau¬ dra attendre 1947 pour que la Phénoménologie de l'Esprit paraisse en français dans la traduction de Jean Hyppolite et Sein und Zeit de Martin Heidegger n'est pas encore disponible pour le lecteur français alors que Kojève le commente, il ne l'est toujours pas en 1980. En choisissant de commenter Hegel, Kojève allait donc contre toute la tradition universi¬ taire, représentée par Léon Brunschvicg au jury de l'agrégation, pour laquelle la dialectique n'existe pas, tandis que l'Etre passe partout pour un concept vide que la critique kantienne devait avoir rangé parmi les chimères de la métaphysique. De Hegel, dont Merleau-Ponty dira en 1946 — après l'enseignement de Kojève — , qu'il est « à l'origine de tout ce qui s'est fait de grand en philosophie depuis un siècle », on ne savait donc pratiquement rien et dans son rapport sur L'Etat des études hégéliennes en France présenté lors du Congrès Hegel de 1930, Alexan¬ dre Koyré soulignait non sans amertume leur grande faiblesse. A cet égard le rôle de Kojève va être tout à fait décisif, puisqu'au contraire de ce qu'on avait connu jusque-là, la philosophie française, et par contre¬ coup la littérature, vont désormais se revendiquer de Hegel, puis consi¬ dérer que la tâche la plus importante consiste à le retraverser et peut- être à lui échapper (4i). Lia question de la dialectique, celle de la négativité, qu'après Kojève Sartre abordera pour la première fois dans l' Etre et le Néant , vont être au centre de tous les débats philosophiques français jusqu'en 1968, moment où la philosophie hégélienne va con¬ naître une nouvelle éclipse (5). C'est alors que Kojève meurt... La découverte, par la philosophie française, du continent oublié de la dialectique hégélienne a donc été pour elle en un sens une épreuve de vérité, comme s'il fallait précisément la possibilité de ce retour à Hegel pour qu'elle renaisse de ce qui n'était plus guère que des cen¬ dres... On pense à ce qu'écrivait Heidegger en 1946 : « Le seul penseur de l'Occident qui, dans la pensée, a été touché par l'histoire de la Pen¬ sée, c'est Hegel » (6) et de la nécessité qu'il affirme donc d'une rétro¬ cession dans Hegel, à partir de laquelle seulement devient possible la séparation d'avec le philosophique. S'il reconnaît à Martin Heidegger le mérite d'avoir été le premier (4) Ce qui faisait dire par conséquent à Georges Bataille, «Ma position est celle qui s'oppose à Hegel-Kojève », O.C., tome VIII, p. 574. (5) Sur tous ces points voir le livre de Vincent Descombes, op. cit. (6) Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Wolfgang Brokmeier, Gallimard, 1962, p. 263. 59 depuis Kant « à avoir posé le problème d'une ontologie dualiste » et s'il partage bien des analyses de l'auteur de Sein und Zeit, Kojève ne soulève cependant pas cette question d'un dépassement de la philoso¬ phie ; le moment ne semble pas venu pour lui et même on peut penser que d'une certaine façon toute son entreprise vise au contraire à une restauration de la philosophie auprès des pouvoirs (politique, économi¬ que...) pour lesquels elle a perdu tout prestige. En revenant à Hegel, par le biais d'une lecture dont on verra qu'elle a pour but principal « d'humaniser » le propos spéculatif de la Phénoménologie de l'Esprit (de l'expliciter en lui donnant un contenu concret), Kojève veut au con¬ traire rendre la philosophie au terrain de l'action, c'est-à-dire de la Lutte et du Travail. Plus que d'Heidegger, c'est alors du Sartre de la Critique de la Raison Dialectique qu'il se trouve le plus souvent proche. Contre le néo-kantisme (et uploads/Philosophie/ pinard-legry-jean-luc-kojeve-lecteur-de-hegel.pdf
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- Publié le Sep 12, 2021
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