Revue Flaubert, n° 7, 2007 La bêtise : « faculté pitoyable » ou « faculté royal

Revue Flaubert, n° 7, 2007 La bêtise : « faculté pitoyable » ou « faculté royale » ? – Deleuze lecteur de Flaubert Dork Zabunyan Maître de conférence, Lille 3 La présence de l’œuvre de Flaubert est discrète dans la philosophie de Deleuze, une référence au travail de l’écrivain pouvant même survenir de façon indirecte et sous une forme relativement brève. Ainsi, lorsqu’il avance l’idée d’une « supé- riorité de la littérature anglaise-américaine » sur la littérature française – « supériorité » caractérisée par le fait que les auteurs anglo-américains savent concilier « écriture » et « devenir » par- delà les motifs de la ressemblance ou de l’identification –, Deleuze évoque l’expression célèbre « Madame Bovary, “c’est” moi », avant d’ajouter : « Il y a un devenir-femme dans l’écri- ture. Il ne s’agit pas d’écrire “comme” une femme [...] Même les femmes ne réussissent pas toujours quand elles s’efforcent d’écrire comme des femmes »1. La formule de Flaubert n’est pas plus explicitée dans ce passage des Dialogues ; elle est mentionnée en passant, et sert davantage – depuis le concept de « devenir » (devenir-femme, devenir-animal, devenir-imper- ceptible, etc.) – à énoncer une distinction spécifique entre le roman français et le roman américain, qu’à présenter un commentaire de Madame Bovary à proprement parler. Une autre référence à Flaubert se trouve dans l’Abécédaire, document audiovisuel au cours duquel Deleuze aborde entre autres ses manières de travailler, à l’écrit ou comme professeur, ses collaborations, aussi, puisqu’il a co-signé plusieurs ouvrages, en particulier avec Félix Guattari. Une vaste entreprise de type « encyclopédique » fut lancée avec ce dernier, précise-t-il, en raison de l’ampleur des disciplines abordés en commun ; avec Félix, « nous étions un peu comme Bouvard et Pécuchet » déclare ironiquement Deleuze2. Évocation concise, là encore, mais qui peut éclairer en retour le caractère systématique d’une œuvre qui se revendique d’ailleurs comme telle ; Deleuze a toujours défendu la notion de « système » en philosophie, celle ––––– 1. Gilles Deleuze, Dialogues, en collaboration avec Claire Parnet, Paris, Flammarion, 1977 (coll. Champs, 1996, p. 55). 2. Voir L’Abécédaire de Gilles Deleuze, en collaboration avec Claire Parnet, éd. Montparnasse, 2004, « F comme Fidélité ». 2 d’un « système ouvert » cependant, contre la tradition hégélienne d’un « savoir absolu » ; la difficile détermination d’une science du siècle voulue par Bouvard et Pécuchet a peut- être indirectement inspiré Deleuze et Guattari, sachant que cette détermination, comme en témoignent les mésaventures des deux héros de Flaubert, n’est et ne peut pas être close. Nous trouvons ailleurs chez Deleuze une référence à Bouvard et Pécuchet, décisive à bien des égards. Référence multiple, cette fois, qui parcourt l’ouvrage fondamental de Deleuze : Différence et répétition, publié en 1968. Elle a trait au problème qui va nous intéresser dans ces pages, celui de la bêtise. Il n’est pas exagéré de dire que ce problème traverse l’œuvre deleuzienne de façon obsédante : de Nietzsche et la philosophie (1962) jusqu’à Qu’est-ce que la philosophie ? (1991), en passant par Pourparlers (1990) et même les livres sur le cinéma (principalement L’Image-temps), la bêtise occupe et préoccupe grandement Deleuze. Il y va en définitive de la pratique même de la philosophie, car si la philosophie a un ennemi qui la concerne intimement, dans son commencement aussi bien que dans ses actes – le philosophe est toujours confronté à un ennemi, parce qu’il n’y a pas de philosophie sans « miso- sophie », parce que « tout part d’une misosophie » – cet ennemi n’est pas l’erreur, mais bien la bêtise3. C’est la bêtise, en effet, qui constitue le véritable « négatif » enveloppant un exercice supérieur de la faculté de penser, détermination négative « transcendantale » dira Deleuze, dans la mesure où elle renvoie aux « structures de la pensée comme telle ». De telle sorte que la bêtise, précisons-le d’emblée, n’est pas entendue ici en fait, mais en droit, c’est-à-dire en tant qu’elle engage la genèse de la pensée, la possibilité même de l’acte de penser4. Que la bêtise soit examinée en droit, c’est justement la leçon que la philo- sophie doit recevoir de la littérature, qui a su investir ce phénomène au-delà de ses déterminations empiriques, celles de la psychologie commune ou de la simple anecdote, irrémé- diablement condamnées aux « sottisiers », ce « genre pseudo- littéraire particulièrement exécrable ». C’est pourquoi, si « la plus mauvaise littéraire fait des sottisiers [...] la meilleure fut hanté par le problème de la bêtise, qu’elle sut conduire jusqu’aux portes de la philosophie, en lui donnant toute sa ––––– 3. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition (dorénavant abrégé DR), Paris, PUF, 1968, p. 182. 4. Voir DR, p. 196, et déjà p. 195, où Deleuze souligne la nécessité d’une recherche, par-delà le « concept d’erreur », des « vraies structures transcendantales de la pensée ». 3 dimension cosmique, encyclopédique et gnoséologique (Flaubert, Baudelaire, Bloy) »5. Selon Deleuze, la philosophie doit reprendre cette entreprise avec ses moyens propres, en élevant la bêtise au niveau du concept, et cerner le problème essentiel qu’elle contraint la pensée à poser, par-delà l’oppo- sition convenue entre bêtise et intelligence (autrement la tentation du sottisier pourrait ressurgir). Problème de nature « transcendantale », donc : « comment la bêtise (et non l’erreur) est-elle possible ? »6. Le nom de Flaubert (davantage que les deux autres écrivains cités, qui ne le seront plus) va accompagner l’exploration de ce problème au sein de Différence et répétition, jusqu’à sa conclu- sion, où nous retrouverons les « deux bonhommes » du roman inachevé que demeure Bouvard et Pécuchet. C’est en décrivant ce qu’il nomme le « mécanisme de la bêtise », et les dangers liés à cette description – dangers qui résultent de pressentiments peut-être « à l’origine de la mélancolie » : ceux « d’une hideur propre au visage humain [...], d’une déformation dans le mal, d’une réflexion dans la folie » – que Deleuze mentionne un fragment de la phrase célèbre du livre de Flaubert : « “Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer…” »7 Notre propos n’est pas ici d’apprécier le commentaire que Deleuze proposerait de ce passage de Bouvard et Pécuchet (à supposer qu’un tel commen- taire existe), mais d’essayer de comprendre la reprise, sur un plan strictement philosophique, de cette « faculté » que serait la bêtise. Remarquons que la faculté n’est pas simplement « pito- yable » ; bien plus, elle possède son contraire, puisqu’elle s’avère être en outre dans la même page une « faculté royale » – « royale » dans la mesure où elle permet de répondre positi- vement à la question transcendantale auparavant soulevée, et favoriser par-là même la plus haute détermination de la pensée (la misosophie est devenue philosophie). Nous allons y revenir, en vue d’étudier la relation à la fois très rigoureuse et pourtant énigmatique qui se nouent entre ces deux facultés de la bêtise ; et quel sens, surtout, après Flaubert, Deleuze attribue au mot « faculté ». ––––– 5. DR, p. 196-197. 6. Ibid., p. 197. 7. Ibid., p. 198. 4 Les deux concepts de la bêtise Avant cela, il convient de mettre en évidence un geste de pensée constant chez certains philosophes français qui, tous grands lecteurs de Flaubert, ont cherché, chacun à sa manière, à donner consistance à la notion de « bêtise ». Cette constante pourrait se résumer ainsi : c’est qu’il existe toujours deux concepts de bêtise, jamais un seul, comme si le philosophe, après une traversée de l’œuvre flaubertienne, opérait un redoublement du phénomène de la bêtise, redoublement qui correspond sans doute au travail de l’écrivain lui-même : une fois sur un plan empirique, celui qui s’offre à lui dans l’expé- rience la plus quotidienne ; une autre fois sur un plan littéraire, qui élève la bêtise à un niveau où elle atteint des intensités (affectives, perceptives) si importantes, qu’elle ne dépend plus, ou ne peut plus même dépendre du sujet qui en a fait l’expérience. Ainsi, quand Flaubert écrit dans une lettre à George Sand : « Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise. – Mais elle est formidable et universelle »8, le régime de fonctionnement de cette phrase, très précieuse par ailleurs pour saisir la conception que se fait l’écrivain de la « chose » en question, se distingue des opérations qui inscrivent la bêtise, dans ses romans, au sein d’un projet que Deleuze juge encyclopédique, mais également « critique »9. Une double appréhension de la bêtise, donc : la première qui relève d’une certaine passivité, aboutissant parfois à la pétrification de celui qui la contemple, jusqu’à se confondre avec elle ; la seconde qui cherche au contraire à la disséquer, à la sonder, sans pour autant nier la réceptivité première qui a brouillé la frontière entre l’esprit et la matière. Nous retrouvons ce double mouvement par exemple chez Sartre, qui affirme que « Flaubert réunit sous le même nom uploads/Philosophie/4189634.pdf

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