Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique en question Julien Pallo
Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique en question Julien Pallotta Penseur de la conjoncture, Machiavel fut le premier authentique théoricien de la révolution. Telle est, en substance, l’hypothèse althussérienne mise en lumière par Julien Pallotta dans cet article. Ayant saisi la division de la société en classes antagonistes et la position que lui-même ne pouvait manquer d’occuper dans ce conflit, le Machiavel d’Althusser se présente comme le précurseur de Marx ; comme le penseur de la fondation révolutionnaire, prolongée dans une théorie et une pratique du gouvernement. Sur ce second aspect, la réactualisation althussé- rienne du machiavélisme, incarnée à ses yeux par Lénine et le Parti, pose question. Comment transposer Machiavel dans une situation où l’enjeu n’est plus de « faire durer » l’État, mais de le conduire à son auto-abolition ? Au-delà de la prise du pouvoir, la rupture avec le capitalisme ne doit-elle pas passer, comme le suggérait Foucault, par l’invention d’un art de gouverner socia- liste ? Je ne vais pas parler ici spécifiquement de ce que la lecture d’Althusser apporte aux études ma- chiavéliennes ; je vais, à l’inverse, étudier ce que Machiavel apporte à Althusser, ou plutôt la fonction que Machiavel joue dans le discours d’Althusser. Il semble opportun de commencer par rappeler que, dans la liste des auteurs qu’Althusser a analysés et utilisés, le Florentin occupe Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique... http://revueperiode.net/althusser-lecteur-de-machiave... 1 / 23 2017/02/18 0:17 une position particulière : ainsi, dans une lettre à Franca (la lettre du 29 septembre 1962) , Al- thusser fait part d’une fascination à son égard qui va jusqu’à l’identification. Le motif de la « so- litude » peut être convoqué pour étayer ce rapport fantasmatique : comme il y a une solitude du théoricien Machiavel dans l’histoire de la pensée politique (à qui il incombe la tâche titanesque de rompre avec l’idéologie religieuse politique médiévale, et la philosophie politique antique, pour fonder seul une « science de la politique »), et qu’il y a une solitude du Prince machiavélien qui doit fonder seul une nouvelle Principauté, il y a une solitude de Marx (qui découvre le « continent » histoire, ou fonde la science de l’histoire), et il y a une solitude d’Althusser au sein du Parti Communiste Français tentant de rectifier la ligne théorique du Parti, et de lutter contre ses déviations théorico-politiques. Toutes ces solitudes communiquent, mais autour d’un point central : Marx. Justement, on peut suggérer que le rapport d’Althusser à Machiavel n’est jamais direct, mais qu’il est toujours médié par le rapport à Marx. Ainsi, je ne vais pas parler en général de la lecture de Machiavel par Althusser : je vais rechercher ce que la lecture de Machiavel pro- duit comme effet au sein du marxisme althussérien, si on se souvient qu’une des principales tâches que se fixe Althusser dans ses premiers écrits est de découvrir la philosophie qui existe à l’état pratique dans les œuvres de Marx (puis de Lénine) , ou, à la fin de sa carrière, de produire une philosophie (matérialiste aléatoire) pour le marxisme . Ce rapprochement entre Marx et Ma- chiavel n’est pas nouveau : Emmanuel Terray, dans son article sur la « rencontre » entre Althus- ser et Machiavel, rappelle que c’est, non pas chez Gramsci (qui est la source principale d’Althus- ser à ce sujet), mais dans Matérialisme historique et économie marxiste de Benedetto Croce que l’on trouve la caractérisation de Marx comme « le Machiavel du prolétariat » . Mon hypothèse plus précise rejoint celle d’Emmanuel Terray dans ce même article : Althusser, qui se donne pour tâche de produire de manière explicite et thématisée ce qui semble être à l’œuvre à l’état pratique chez Marx et Lénine, ne trouve pas chez eux de théorie de la pratique politique, et rencontre, chez Machiavel, une pensée tout à fait originale et saisissante de la pra- tique politique. Aussi, loin de m’en tenir simplement au livre inachevé d’Althusser sur Machiavel (« Machiavel et nous »), je ferai un va-et-vient permanent entre les positions mêmes de Machia- vel exposées par Althusser et les positions et les problèmes rencontrés par les marxistes. Mon exposé sera composé de trois moments : (1) Je m’intéresserai d’abord à l’originalité de la pensée politique de Machiavel : être une théorie dans la conjoncture. (2) Puis, je m’intéresserai au contenu précis de cette théorie : être une théorie du commencement révolutionnaire de l’État national, et une théorie du gouvernement propre à faire durer cet État. Enfin, dans un dernier moment (3) j’esquisserai les problèmes que pose pour le marxisme une transposition des pro- blèmes machiavéliens, notamment en évoquant la critique que Foucault fait de l’absence de gouvernement spécifiquement socialiste. 1. La question de la théorie de la pratique politique : de Pour Marx à Machiavel et nous 1.1. Pour Marx : le concept de pratique politique n’existe qu’à l’état pratique 1 2 3 4 Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique... http://revueperiode.net/althusser-lecteur-de-machiave... 2 / 23 2017/02/18 0:17 Je repartirai des énoncés de Pour Marx, et notamment de l’article « Sur la dialectique matéria- liste (De l’inégalité des origines) » . Althusser y conditionne toute sa recherche à un énoncé de Lénine : « sans théorie, pas d’action révolutionnaire ». L’importance politique de la théorie est présentée comme décisive : la pratique politique a besoin du concept de sa pratique pour af- fronter au mieux des situations nouvelles et des problèmes nouveaux, sous peine de déviations, toujours imputables en dernière instance à des erreurs théoriques . Mais, ce qui est remarquable à ce niveau de l’analyse, c’est que la pratique politique marxiste contient toujours déjà une solu- tion aux problèmes qui se posent à elle (ou, du moins, à certains d’entre eux), mais sous une forme seulement pratique, et non pas théorique : aussi Althusser se propose-t-il de la faire accé- der à un niveau supérieur, qui est celui, en langage spinoziste, non pas de l’idée, mais de l’idée de l’idée. Il s’agit de combler l’écart entre la théorie et la pratique : théoriser, c’est donc réduire un écart. Avant de rentrer plus avant dans l’analyse, il faut commencer par rappeler ce qu’il faut entendre par pratique : la transformation d’une matière première donnée en vue d’un produit déterminé, transformation effectuée par un travail humain à l’aide d’instruments. Ce paradigme de la production pour penser la pratique est, en 1963, si prégnant dans la pensée d’Althusser qu’il lui permet même de penser la théorie qu’il redéfinit alors comme pratique théorique (desti- née à produire des connaissances, à partir du travail d’instruments conceptuels sur une matière première constituée de représentations, concepts et faits). La pratique politique, quant à elle, transforme les rapports sociaux en de nouveaux rapports sociaux. C’est à ce sujet qu’on peut re- pérer une tension dans l’exposé d’Althusser. En effet, il semble osciller entre deux positions : soit il insiste sur le fait que, dans le marxisme, la pratique politique n’est pas aveugle et spontanée ou irréfléchie, et qu’elle est, au contraire, « organisée sur la base de la théorie scientifique du matérialisme historique » ; soit il souligne plutôt le fait que cette pratique peut se développer et exister sans éprouver le besoin de s’élever à un niveau théorique, de penser sa propre « mé- thode » de manière réfléchie, jusqu’au point où la réalité (la résistance du monde existant à transformer) lui imposera de combler l’écart entre la théorie et la pratique. On pourrait penser que d’un côté, le marxisme dispose d’une théorie de l’histoire qu’il peut appliquer pour triom- pher dans l’expérience, et que d’un autre côté, la théorie, en réalité, est à constituer pour réelle- ment affronter la réalité à transformer. On peut synthétiser les deux positions, ou disons, les deux inflexions de la même position en disant que certains problèmes ont pu être traités sans recours à la théorie, mais que d’autres, en revanche, requièrent le passage à la théorie de la pra- tique politique. Quoi qu’il en soit, il s’agit, dans l’itinéraire althussérien, d’un moment théoriciste où tout, en politique, dépend de la théorie. Je serais tenté de l’appeler positiviste si la concep- tion positiviste des rapports entre la théorie et la pratique est la suivante : la pratique découle de l’application d’une théorie préalable. À ce sujet, je pense qu’en réalité il faut fermement tenir un point : la théorie de la politique (souvent confondue, en partie du moins, avec la théorie de l’État) est, pour Althusser, absente dans le marxisme, et l’est sur le mode d’une absence déterminée. Il le soutient très clairement dans les textes des années de « crise », c’est-à-dire les textes des années 1977-1978. Cette ab- sence est, selon nous, le symptôme de l’échec de ce modèle positiviste des rapports entre la 5 6 7 Althusser lecteur de Machiavel : la pratique politique... http://revueperiode.net/althusser-lecteur-de-machiave... 3 / 23 2017/02/18 0:17 théorie et la pratique où il suffirait de disposer de connaissances théoriques générales pour les appliquer à une actualité particulière. Quoi qu’il en soit, uploads/Politique/ althusser-lecteur-de-machiavel-la-pratique-politique-en-question-pe-riode.pdf
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- Publié le Mar 21, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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