Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux 20 | 2022 La propriété À pr

Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux 20 | 2022 La propriété À propos de Proudhon : de la propriété-vol à la propriété-liberté Anne-Sophie Chambost Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/crdf/8369 DOI : 10.4000/crdf.8369 ISSN : 2264-1246 Éditeur Presses universitaires de Caen Édition imprimée Date de publication : 15 décembre 2022 Pagination : 13-21 ISBN : 978-2-38185-189-1 ISSN : 1634-8842 Référence électronique Anne-Sophie Chambost, « À propos de Proudhon : de la propriété-vol à la propriété-liberté », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 08 novembre 2022, consulté le 14 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/crdf/8369 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/crdf.8369 Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/ CRDF, nº 20, 2022, p. 13 - 21 À propos de Proudhon : de la propriété-vol à la propriété-liberté Anne-Sophie CHAMBOST Professeure des universités en histoire du droit à Sciences Po Lyon Centre de recherches critiques sur le droit (CERCRID, UMR 5137) Tous les penseurs politiques n’ont pas la chance de faire irruption dans une discipline dont ils ne sont pas spécia- listes et de s’y maintenir par une affirmation à rebrousse- poil. C’est le cas de Pierre-Joseph Proudhon, père français de l’anarchie, dont la critique radicale de la propriété est encore citée dans les facultés de droit (où c’est souvent la seule référence à Proudhon 2). Nonobstant la réticence des juristes à considérer que l’anarchie aurait quelque chose d’intéressant à dire du droit 3, il a été montré que la pensée juridique de Pierre-Joseph Proudhon est un élément central de sa critique anarchiste 4. Or le refus de la propriété constitue non seulement le point de départ de cette critique, mais elle marque aussi l’entrée de Proudhon sur la scène politique de la monarchie de Juillet. À une époque où la propriété (essentiellement foncière) n’était pas questionnée, il est entré comme par effraction dans le domaine des juristes, qui étaient déjà les « prêtres du culte » 5 grandissant de la propriété. Depuis lors, tous les juristes ont peu ou prou entendu parler du rejet catégorique de la propriété résumé dans sa formule choc : « la propriété, c’est I. Contexte II. Du premier mémoire à la Théorie de la propriété : continuité ou contradiction ? A. La critique de la propriété-vol B. La Théorie de la propriété : propriété-liberté ; pas un droit mais une fonction III. Prolongements contemporains à la critique proudhonienne 1. P.-J. Proudhon, Théorie de la propriété [1862], Paris, L’Harmattan, 1997, p. 215. 2. À ne pas confondre avec son cousin, le professeur dijonnais Jean-Baptiste-Victor Proudhon, spécialiste du domaine et de la propriété, que l’on retrouvera par la suite. 3. A.-S. Chambost, « Considérations anarchistes sur le droit. XIXe-XXIe siècles », Grand angle libertaire, avril 2022, en ligne : https://www.grand- angle-libertaire.net/considerations-anarchistes-sur-le-droit. 4. A.-S. Chambost, Proudhon et le droit. Pensée juridique d’un anarchiste, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. 5. D. R. Kelley, B. G. Smith, introduction à P.-J. Proudhon, What Is Property ?, D. R. Kelley, B. G. Smith (éd. et trad.), Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. XXV. Chercher le droit, en désespoir de cause, dans l’abus, qui s’en fut avisé jamais 1 ! 14 Anne-Sophie Chambost le vol » 6. Qu’on l’admire ou qu’on la critique, cette formule s’est maintenue dans les réflexions sur la propriété, au point que le brûlot de Proudhon figure encore en bonne place dans Les grands discours de la culture juridique 7. La formule s’est cependant révélée piégeuse pour son auteur, car elle est loin d’être le dernier mot de Proudhon sur la propriété. L’œuvre commencée par l’assimilation de la propriété au vol (Qu’est-ce que la propriété ? – 1840) s’achève pratiquement avec l’affirmation de la propriété- liberté (Théorie de la propriété – rédigée en 1862 mais complétée par les exécuteurs testamentaires de Proudhon et publiée en 1866). D’une proposition à l’autre, la formule se retourne contre Proudhon, dont l’œuvre circulaire – qui semble réduite à la propriété – est marquée du sceau d’une contradiction. Au-delà des difficultés liées à la dia- lectique des antinomies, Chantal Gaillard résume bien la situation : « la bourgeoisie voit en Proudhon le fossoyeur de la propriété, Marx y voit un petit-bourgeois » 8. En rappelant l’essentiel des propositions de Proudhon sur la propriété, nous tenterons de dépasser les préjugés qui collent aux basques de l’anarchiste pour montrer en quoi, si son propos est apparu insupportable, c’est qu’il n’était pas totalement dénué d’intérêt. Ce dont il sera ici question, ce seront donc autant des contradictions de Proudhon que de son apport à la question du droit de propriété – puisque, dans le contexte et au-delà, on ne voit plus la propriété de la même manière après son intervention. Comment faut-il analyser les propositions de Proud- hon ? Pascal Lebrun démarque l’analyse contextualiste de l’analyse textualiste, à laquelle il soumet essentiellement les textes de Proudhon 9. Dans sa somme sur la propriété dans l’histoire des idées politiques, Ellen Meiksins Wood 10 critique la radicalité historique de la contextualisation proposée par Quentin Skinner et l’école de Cambridge et propose une histoire sociale qui dote les théories politiques d’une signification en dehors du contexte précis de leur énonciation – ce qui est précisément en jeu avec la critique proudhonienne de la propriété. Wood précisant en outre que « les périodes de plus grande créativité coïncident généralement à des moments de l’histoire où des conflits politiques et sociaux aux conséquences considérables surviennent brutalement » 11, on se rappelle qu’en ce XIXe siècle « triste, dramatique, génial » 12, la révolution politique se rejoue sur fond de révolution industrielle aux effets économiques et sociaux délétères : ce qu’on ne tarde pas à appeler la « question sociale » interroge les effets de la propriété sur fond d’opposition capital / travail. Ce cadre ne peut pas être oublié quand il s’agit de prendre la mesure de l’intervention de Proudhon. On suivra donc ici la perspective de Wood, selon qui on saisit : […] mieux ce que les théoriciens ont à dire, et même en quoi leurs propos pourraient éclairer notre époque, si l’on sait à qui ils se sont adressés, avec qui ils ont débattu (explicitement ou implicitement), comment ils ont perçu le monde autour d’eux, et ce qu’ils ont cru bon de changer ou conserver 13. Pour ce faire, on essayera de comprendre les questions auxquelles Proudhon tente de répondre, qui ne sont pas des abstractions philosophiques mais des problèmes pré- cis, dans des conditions historiques singulières. Comme il l’explique en 1838 dans sa lettre de candidature à la pension Suard 14, il écrit pour ses « frères et compagnons » de misère – ce qui restera le fil directeur de son œuvre. Non juriste, il est ce qu’on appelle alors un publiciste, écrivain qui traite de problèmes publics – et la propriété en est un pour toute une partie de la population. S’il s’agit d’étudier les textes de ce penseur, il ne faut pas oublier les rapports sociaux qui en définissent le cadre et le climat – intellec- tuel, économique, politique, social. Après un rappel du contexte (I), on précisera les propositions de Proudhon de l’un à l’autre de ses ouvrages sur la propriété (II), pour finir sur ce qui fait qu’on en parle encore (III). I. Contexte Si l’on fait de la propriété l’alpha et l’oméga de l’œuvre de Proudhon, il faut s’interroger sur la raison de cette obses- sion. Il est contemporain de cette propriété bourgeoise en pleine expansion, droit inviolable et sacré (art. 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen) canonisé 6. P.-J. Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ? [1840], M. Augé-Laribé (éd.), in Œuvres complètes, C. Bouglé, H. Moysset (dir.), Paris, M. Rivière, 1926, p. 131. 7. Les grands discours de la culture juridique, 2e éd., W. Mastor, J. Benetti, P. Égéa, X. Magnon (dir.), Paris, Dalloz, 2020, p. 491-516. Le texte de Proudhon est analysé par Mikhaïl Xifaras, qui n’a pas toujours été tendre avec Proudhon : voir M. Xifaras, « Y a-t-il une théorie de la propriété chez Pierre-Joseph Proudhon ? », Corpus, nº 47, 2004, p. 229-282 (p. 229 : « Rendre compte de la théorie de la propriété de Proudhon est une gageure, tant abondent, dans cette œuvre brouillonne, chaotique et parfois boursoufflée, les formules contradictoires, les raccourcis confondants, les approximations grossières. Pourtant, depuis deux siècles, Proudhon ne cesse d’avoir des lecteurs, parmi lesquels des commentateurs sérieux qui se réclament de lui »). 8. C. Gaillard, introduction à P.-J. Proudhon, Théorie de la propriété, Paris, L’Harmattan, 1997, p. I. 9. P. Lebrun, « La critique de la propriété chez les anarchistes du XIXe siècle : une comparaison des propositions de Proudhon et de Déjacque », Politique et sociétés, vol. 34, nº 2, 2015, p. 43. 10. E. M. Wood, Des citoyens aux seigneurs. Une histoire sociale de la pensée politique de l’Antiquité au Moyen Âge [Citizens to Lords, 2008], V. Dassas, C. Saint-Hilaire (trad.), Montréal, Lux, 2013 ; Liberté et propriété. Une histoire uploads/Politique/crdf-8369.pdf

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