1 La place des femmes, ou l'exception tunisienne L'héritage de Bourguiba sur le
1 La place des femmes, ou l'exception tunisienne L'héritage de Bourguiba sur les femmes a survécu à son effacement de la scène politique. Le successeur du combattant suprême, le général Zine el-Abidine Ben Ali, a eu l'intelligence tactique de ne pas remettre en cause cette exception tunisienne. Sous son règne qui débuta en 1987, lorsqu'un Bourguiba malade et sénile fut victime d'un « coup d'État médical », la place de la femme a été confortée, voire renforcée. « Depuis 1993, poursuit Sophie Bessis, tout un argumentaire sur la singularité tunisienne a été peaufiné en prenant pour axe la politique féministe » Au plus fort de la répression sanglante contre le mouvement islamiste, le 9 février 1994, et alors qu'Amnesty International dénonçait la torture systématique dans les prisons, qui aurait fait une quarantaine de morts, "une journée de la femme tunisienne" était organisée à Paris : « Une modernité assumée, la Tunisie ». Certes, Ben Ali, ce « voyou de sous-préfecture », comme l'a qualifié l'écrivain Gilles Perrault n'a guère brillé - c'est le moins que l'on puisse dire - par le respect des droits de l'homme, la transparence économique ou l'instauration d'un pluralisme politique. Mais le général qui préside aux destinées du pays a fait du statut des femmes un bouclier contre les attaques qui pourraient venir de ses amis et alliés occidentaux. Dès son premier discours, il a confirmé sa volonté de ne pas toucher aux droits des femmes. En 1993, une série d'améliorations a été apportée au code du statut personnel. Ainsi le devoir d'obéissance de l'épouse a-t-il été aboli. Observons que le régime de Ben Ali, pour autant, fait preuve lui aussi d'une certaine prudence sur ce terrain miné : jamais il n'interviendra sur la question de l'héritage, ni sur celle du père comme unique détenteur de l'autorité familiale. Comment les Européens pourraient-ils s'en prendre à un chef d'État qui revendique un «statut remarquable» pour la femme tunisienne ? N'est-ce pas plus essentiel de combattre, comme il le fait, le port du voile en Tunisie que de pinailler sur la torture, la corruption et l'arbitraire ? Preuve parmi d'autres de l'efficacité de cette posture, le directeur de L'Express Denis Jeambar, a d'ailleurs résumé la doctrine officielle des élites politiques françaises en affirmant en novembre 2001, d'une formule choc qui fera date, choisir « Ben Ali contre Ben Laden ». Mais ce « féminisme d'État », désormais instrumentalisé constitue un cadre idéal pour laisser émerger des personnalités féminines fortes et ambitieuses. Sur la scène politique tunisienne, des femmes occupent et ont occupé une place décisive au cœur du pouvoir. Ainsi les deux Merci a Slim Bagga et Sadri Khiari pour leurs précieux éclairages. Un grand merci également à Bethsabee Beessoon. Introduction Leila Trabelsi, l’usurpatrice En trente ans de règne, Habib Bourguiba a fait de la Tunisienne l'incarnation d'une incontestable modernité. Porté en 1956 par la victoire qu'il avait obtenue sur le colonisateur, le «combattant suprême » promulgua le code du statut personnel. Il s'agissait, pour le fondateur de la Tunisie indépendante, de soumettre le droit de la famille aux principes universels dont il avait été nourri lors de ses études à Paris. Mais l'entreprise «féministe» avait aussi une tout autre portée : elle s'inscrivait dans une politique visant à soumettre le religieux au politique, à marginaliser les oulémas, à tourner le dos aux tribunaux religieux et à supprimer la grande université islamique de la Zitouna, héritière du Bey et symbole d'une reproduction des élites anciennes. Ce texte fondateur était porteur d'une véritable révolution: abolition de la polygamie, du tuteur matrimonial, élimination d'un droit de la contrainte vis-à-vis des femmes, instauration du divorce judiciaire, libre consentement des futurs époux, légalisation de l'adoption. Au pays du jasmin, les Tunisiennes en effet étudient, travaillent, aiment, divorcent, voyagent avec une liberté rarement atteinte dans l'histoire du monde arabe et musulman. Les femmes représentent aujourd'hui un quart de la population active. Soit, à titre d'exemple, un tiers des avocats et jusqu'à deux tiers des pharmaciens. Dans les années qui suivent l'indépendance, Bourguiba a maintenu le cap. Le droit à la contraception fut affirmé en 1962 et la possibilité d'avorter en 1965 - soit dix ans avant la loi de Simone Veil en France. Son interprétation du Coran fut toujours libérale et ouverte. Dardant la foule de ses yeux bleus, place de la Casbah à Tunis, le combattant suprême prenait un malin plaisir à boire un jus d'orange en plein mois de Ramadhan… Bourguiba n'a pourtant pas pu aller au bout de son entreprise. Le fondateur de la Tunisie moderne a dû faire quelques concessions aux fractions les plus traditionnelles de la société. Ainsi la dot a été maintenue, à titre symbolique (elle est fixée à un dinar). Mais surtout, face à la naissance de courants islamistes, le régime de Bourguiba marque le pas. Le danger politique vient à l'époque de la gauche marxiste et, tout comme ce sera le cas au Maroc sous Hassan II et en Algérie sous Chadli, le pouvoir tunisien fait quelques concessions aux fondamentalistes. Au VI congrès de l'Union des femmes de Tunisie en 1976, Habib Bourguiba déclare ainsi : « Il n'est pas nécessaire que la femme exerce des activités rémunérées hors de son foyer. » Ces retours en arrière ont été d'autant plus facilités que jamais les mesures de Bourguiba n'ont été précédées d'un véritable débat dans la société tunisienne, mais octroyées par le Prince, d'en haut. « Le féminisme d'État bourguibien, écrit Sophie Bessis, est limité, dès l'origine, par les bornes qu'il s'était fixées. Le respect de la norme patriarcale […] tempère une très réelle volonté de modernisation » 2 épouses des présidents qui se sont succédé depuis 1957 à la tête du pays, Habib Bourguiba et Zine Ben Ali, ont joué - et joue encore pour la seconde - un rôle central auprès de leur époux. Un peu à la façon d'une Eva Perôn pour Wassila Ben Ammar la compagne de Bourguiba pendant trente-sept ans. Et plutôt sur le mode moins glorieux d'une Elena Ceausescu pour Leila Trabelsi, l'épouse du général Ben Ali depuis 1992. Nulle part ailleurs dans le Maghreb, en Afrique et plus généralement dans l'ensemble du monde arabe, des femmes n'ont eu une telle visibilité politique. Ces Tunisiennes ont-elles exercé un vrai magistère politique ? N'ont-elles été que des alibis pour conforter un pouvoir finalement ambigu sur la question féminine ? Ou, pire, ont-elles été « prises en otage », comme le suggère l'Association tunisienne des femmes démocrates, pour légitimer un régime qui serait resté autocratique ? C'est ce débat que ce livre prétend ouvrir, en examinant à la loupe la personnalité, le parcours et les objectifs de Leila Trabelsi, épouse Ben Ali. Soulignons au passage que, dans la résistance face au régime tunisien, ce sont également les femmes qui tiennent la vedette. L'avocate des têtes brûlées et bête noire du régime, Radhia Nasraoui, et la militante des droits de l'homme Sihem Bensedrine sont deux figures emblématiques d'une opposition divisée, hésitante et émasculée par le harcèlement incessant du pouvoir. Malgré son cabinet dévasté, les policiers devant son domicile et ses enfants intimidés, Radhia Nasraoui résiste. Malgré la prison, les brimades et la censure, Sihem Bensedrine témoigne envers et contre tout. De Wassila Ben Ammar à Leila Trabelsi Pour autant, ni les personnalités ni les parcours de Wassila Ben Ammar et de Leila Trabelsi ne sont comparables. Intrigante certes, servant les intérêts financiers de sa famille assurément, Wassila épaule Bourguiba, le soutient et ne vit qu'à travers les combats de son époux. En revanche, Leila Trabelsi, malgré une apparente discrétion, prétend aujourd'hui à un véritable partage du pouvoir. Sa famille n'est-elle pas devenue le parti le plus puissant du pays ? Et le sérail, où elle a conquis la première place, ne tient-il pas lieu d'Etat ? Progressivement, Leila et les siens ont fait main basse sur l'économie, comme nous le démontrerons dans cet ouvrage. Leurs méthodes brutales font davantage penser au gouvernement du Père Ubu qu'à un pouvoir moderne. C'est ainsi une étrange transition qui se jouait à Tunis depuis que se préparait une nouvelle élection présidentielle, prévue pour le 25 octobre 2009 et dont les résultats, connus d'avance, donneraient probablement à Zine el-Abidine Ben Ali un score quasi soviétique, comme à l'habitude (en 2004, il avait été réélu avec 94,49% des suffrages). Leila était en effet bien décidée à jouer un rôle décisif, sinon le premier, dans la succession de son époux miné par la maladie et déjà usé par l'âge, comme le fut Bourguiba à la fin de son règne. Dans un pays qui a cadenassé la presse et découragé le monde universitaire, retracer la biographie de la première dame de Tunis ne s'impose pas d'emblée. Il a fallu aux deux auteurs dissocier les luttes du sérail des histoires salaces, colportées notamment par une partie de la diaspora en exil. Notre démarche n'a donc pas été toujours simple, alors que vie publique et vie privée se mêlent étroitement au sein du pouvoir. Il nous a fallu tracer des lignes jaunes, uploads/Politique/la-regente-de-carthage-document-corrige.pdf
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- Publié le Mai 22, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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