Une longue tradition allie la naissance et le développement des ordres religieu

Une longue tradition allie la naissance et le développement des ordres religieux à la diffusion de la culture dans l’Occident médiéval. Plus encore que les cathédrales ou les paroisses, les monastères sont perçus comme étant les conservatoires d’une culture depuis longtemps oubliée hors de leurs murs, en même temps que les creusets dans lesquels se forgeait la “nouvelle culture”, celle qui caractériserait une Europe occidentale vue comme “Chrétienté”. Héritiers d’une longue tradition, de nombreux manuels ou livres d’histoire véhiculent toujours l’image d’un monde médiéval inculte, peuplé d’individus ne sachant ni lire ni écrire, pour les- quels l’Église – et surtout les ordres religieux – invente un langage imagé, crée un enseignement grâce à la pierre et à la peinture; les monastères y jouent le rôle de hâvres culturels, de centres intellectuels où se forge la “culture médiévale”. Il conviendrait, bien évidemment, avant d’aborder le problème des rap- ports qui peuvent avoir uni les clercs réguliers et la culture de leur temps, définir la notion même d’“histoire culturelle”. Les débats autour de ce concept étant nombreux, nous adopterons ici les distinctions récemment éta- blies par Roger Chartier quant à la double acception du mot “culture”: “celle qui désigne les oeuvres et les gestes qui, dans une société donnée, sont sous- traits aux urgences du quotidien et soumis à un jugement esthétique ou intel- lectuel; et celle qui vise les pratiques ordinaires à travers lesquelles une * Communication présentée dans le cadre du Séminaire As ordens religiosas em Portugal: das origens a Trento: História – Arte – Património, le 26 septembre 2003 - Uni- versidade Católica Portuguesa - Lisboa. ** C.N.R.S., Paris. ORDRES RELIGIEUX ET HISTOIRE CULTURELLE DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL * ADELINE RUCQUOI ** LUSITANIA SACRA, 2ª série, 17 (2005) 299-328 300 ADELINE RUCQUOI communauté, quelle qu’elle soit, vit et réfléchit son rapport au monde, aux autres ou à elle-même” 1. La première acception renvoie à l’étude de la production culturelle des individus et des sociétés, la seconde à l’ensemble des représentations collectives et symboliques propres à ces mêmes indi- vidus et aux sociétés. Né et répandu dans le monde romain, le christianisme en a adopté les langues, les modes d’expression, les systèmes de représentation et l’en- semble de celles-ci. C’est en latin qu’un Tertullien rédige son apologie du christianisme, en grec qu’Eusèbe écrit son histoire de l’Église, en latin que Prudence versifie sur l’au-delà, en grec puis en latin que se diffuse la Bible. À partir de Constantin et, surtout, de Théodose, l’Église est même devenue l’une des institutions maîtresses de la construction impériale. Tout naturellement donc, les évêques assumeront, outre leurs fonctions sacer- dotales et pastorales, des fonctions d’administrateurs civils au sein de leurs diocèses ou de leurs métropoles. Parmi ces fonctions, l’enseignement occupe une place de premier rang et, afin d’enseigner la religion, les pré- lats et leurs clercs devront apprendre à leurs ouailles la langue et l’histoire, c’est-à-dire la culture héritée des premiers siècles du christianisme 2. Or, dans l’Église, sont tôt apparus des individus qui refusaient l’inser- tion dans le monde et partaient chercher dans le désert une vie spirituelle plus active, un “martyre” imposé et librement consenti. Ces solitaires, ana- chorètes, ermites ou moines – monos –, renonçaient entre autres à la “vie culturelle” du monde dont ils étaient issus. Contemplation et prière sont les moyens adoptés pour parvenir à l’union avec le divin, le travail manuel servant d’ascèse et de pénitence. 1 Roger CHARTIER, “La nouvelle histoire culturelle existe-t-elle?”, Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 31 (avril 2003), pp. 13-24. 2 Le IIe concile de Tolède (527) prévoit la création d’écoles épiscopales, où les enfants recevraient une éducation jusqu’à l’âge de dix-huit ans, moment où ils pourraient choisir entre la vie laïque et la carrière ecclésiastique [Patrologia Latina, 84, c. 335: “De his quos voluntas parentum a primis infantiae annis clericatus officio manciparit hoc sta- tuimus observandum: ut mox detonsi vel ministerio electorum cum traditi fuerint in domo ecclesiae sub episcopali praesentia a praeposito sibi debeant erudiri; at ubi octavum deci- mum aetatis suae compleverint annum, coram totius cleri plebisque conspectu voluntas eorum de expetendo conjugio ab episcopo perscrutetur...”]. Les canons 24 et 25 du IVe concile de Tolède (633) précisent que les écoles seront spacieuses et que les enfants y apprendront les Saintes Écritures et les canons et y recevront une formation morale et spi- rituelle [Patrologia Latina, 84, 374: “Sciant igitur sacerdotes Scripturas sanctas et canones, ut omne opus eorum in praedicatione et doctrina consistat, atque aedificent cunctos tam fidei scientia quam operum disciplina”]. 301 ORDRES RELIGIEUX ET HISTOIRE CULTURELLE DANS L’OCCIDENT MÉDIÉVAL Les premières règles monastiques, comme celle de saint Pacôme († 346), prescrivent ainsi le silence et le travail matériel, et indiquent seu- lement que le futur moine devra connaître la prière de l’Évangile, les psaumes et la règle 3. Les règles de Basile de Césarée († 379) et d’Évagre le Pontique († c. 399) en Orient, puis de Cassien († 435) en Occident insis- tent sur l’importance de la vie communautaire, de la contemplation, du détachement qui mène à la pureté du coeur, de la prière qui permet de s’élever vers Dieu 4. Les moines qui s’installèrent à la suite de saint Honorat († 428) dans les îles de Lérins pratiquent ainsi un ascétisme rigou- reux 5. Quant à la règle que saint Benoît († c. 560) élabore à partir de la Regula magistri pour le monastère du Mont-Cassin, elle prône une vie régulière fondée sur l’obéissance, le silence, l’humilité, la discrétion, l’abstinence perpétuelle et la prière; l’oisiveté étant “l’ennemie de l’âme”, les moines alternent les divers offices religieux avec le travail manuel et deux heures de lectio divina, sauf en carême où trois heures sont consa- crées à la lecture et chaque moine reçoit un livre qu’il a obligation de lire en entier 6. Quelques décennies plus tard, la règle donné par l’Irlandais saint Colomban († 615) aux monastères qu’il fonde dans le royaume franc et au nord de l’Italie est fondée sur l’obéissance absolue, et l’obligation de prier, travailler et lire chaque jour, seule justification à la nourriture 7. Quant à celle qu’instaure vers 646 saint Fructueux de Braga († 665) dans le nord-ouest de l’Espagne, inspirée de celles de Pacôme, Jérôme, Cassien et Augustin, elle fait une large place à l’office et à l’oraison, au silence et au travail manuel, et à la seule lectio divina (Saintes Écritures, règle, Vies 3 Jean-Pie LAPIERRE (éd.), Règles des moines. Pacôme, Augustin, Benoît, François d’Assise, Carmel, Paris, Seuil, Points Sagesses, 1982, p. 31. 4 Jean-Yves LELOUP (éd.), Les Collations de Jean Cassien, ou l’unité des sources, Paris, Albin Michel – Cerf, 1992. 5 Marcel PACAUT, Les ordres monastiques et religieux au Moyen Âge, pp. 12-13. Pierre RICHÉ, “Réflexions sur l’histoire de l’éducation dans le haut Moyen Âge (Ve-XIe s.)”, Éducations médiévales. L’enfance, l’école, l’Église en Occident (VIe-XVe siècles), dir. par Jacques VERGER, Paris, nº spécial de Histoire de l’Éudcation, 50 (1991), p. 25. 6 Jean-Pie LAPIERRE (éd.), Règles des moines..., pp. 53-140, en part. 112-113. Michel BANNIARD, Genèse culturelle de l’Europe, Ve-VIIIe siècle, Paris, Seuil, Points- -Histoire, 1989, pp. 83-88. André VAUCHEZ, “Saint Benoît et la révolution des monas- tères”, dans Moines et religieux au Moyen Âge, coord. par Jacques Berlioz, Paris, Le Seuil, Points Histoire, 1994, pp. 15-30. 7 Marcel PACAUT, Les ordres monastiques et religieux au Moyen Âge, Paris, Fernand Nathan, 1970, pp. 33-37. Peter BROWN, The Rise of Western Christendom, Oxford, Black- well Publishers, 1996, pp. 153-157. 302 ADELINE RUCQUOI des Pères) 8. Le but des règles monastiques des IVe-VIIe siècles est donc de permettre à des hommes ou à des femmes de vivre en communauté, hors du monde, et d’atteindre le salut par la prière et la contemplation; ni le devoir d’enseignement, en dehors de celui des moines, ni la réflexion intel- lectuelle n’y figurent 9. Une plus grande insistance sur la lecture des livres qui servent à la for- mation spirituelle et sur l’éducation des jeunes religieux existe cependant dans quelques règles, souvent adoptées dans des régions dont l’indépen- dance ou l’autonomie face à Rome furent notables. Le monachisme ins- tauré en Irlande par saint Patrick († 461) inclut l’apprentissage du latin, la copie des livres saints et profanes, et même la connaissance des matières du trivium 10. Dans son monastère du Vivarium en Italie, Cassiodore tente à partir de 550 d’instituer une sorte d’université chrétienne où soient ensei- gnées les sciences religieuses et profanes, et où les moines occupent une partie de leur temps à la copie des manuscrits 11. La règle qu’Isidore de Séville († 636) rédige vers 615-619 reprend un certain nombre de points de la règle bénédictine, notamment l’importance accordée au travail manuel, car, dit-il, “l’oisiveté accroît les sources de la sensualité et des mauvaises pensées”; l’enseignement des jeunes et la lecture et discussion des livres conservés par le sacristain y occupent une place de choix 12. Les 8 Julio CAMPOS & Ismael ROCA, San Leandro, San Frutuoso, San Isidoro. Reglas monásticas de la España visigoda. Los tres libros de las uploads/Religion/ adeline-rucquoi-ordres-religieux-et-histoire-culturelle.pdf

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  • Publié le Sep 02, 2022
  • Catégorie Religion
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