Collectanea Cisterciensia 64 (2002) 173-196 Denis HUERRE, osb L’anthropologie d

Collectanea Cisterciensia 64 (2002) 173-196 Denis HUERRE, osb L’anthropologie de la Règle de saint Benoît UNE PROPOSITION POUR UN DÉBUT DE SIÈCLE* Qu’est-ce que l’homme∞∞? Cet article voudrait interroger la RB sur l’homme1, l’homme que nous sommes, homme ou femme se pré- sentant à la vie monastique∞∞: que va lui dire de lui cette Règle∞∞? Peut- on même lui proposer pour structurer sa vie un livre écrit par un moine du VIe siècle∞∞? Préambule Dans son ouvrage Dieu et l’homme d’aujourd’hui 2, Balthasar évoque la lente prise de conscience par l’homme de sa situation étrange∞∞: élément parmi d’autres d’un ensemble qui le dépasse ou le menace, l’être humain espère cependant pouvoir, et il le peut en effet, toujours mieux comprendre, voire dominer le monde créé. * Cet article reprend et résume les conférences données par l’auteur à la session pour jeunes moines et moniales, qui s’est tenue à l’abbaye Notre-Dame de Bonneval (Aveyron), sur le thème de l’anthropologie de la Règle de saint Benoît (du 28 août au 7 septembre 2001). Nous remercions l’auteur d’avoir répondu positivement à notre demande et accepté de rédi- ger ce texte qui réjouira non seulement les participants de la session, mais aussi beaucoup d’autres lecteurs (NdlR). 1 Dans la religion naturelle de l’antiquité grecque ou romaine, «∞∞homme∞∞» a d’emblée un sens religieux (Cf. CHANTRAINE, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Klincksieck, 1968). Dans un cadre très différent, saint Benoît ne parlera jamais de l’homme qu’en référence à Dieu. 2 H. Urs von BALTHASAR, Dieu et l’homme d’aujourd’hui, 1956, publié en français en 1958. Au risque d’étonner, je me donne le temps de citer ce livre écrit peu avant le Concile Vatican II. Bien que près de cinquante ans nous séparent de l’édition de ce livre, ce que nous disons en 2002 de la crise des chrétiens désireux de dire leur foi à leurs contemporains appa- remment indifférents, est déjà dit par Balthasar avec la clarté dont nous avons bien besoin aujourd’hui quand nous voulons, moines et moniales, nous situer et lire la RB dans le monde qui est le nôtre. Les références sont données à partir de l’édition de 1966, dans la collection «∞∞Foi vivante∞∞». Rappelons quelques étapes de ce parcours. Simple partie d’un grand tout, l’homme se voit d’abord comme un simple élément du monde, englobé dans le monde. Puis, peu à peu, il découvre les lois naturelles régissant ce grand tout et constate que ces lois régissent aussi sa propre existence. L’aspect proprement humain apparaît, mais au cours de ces deux étapes demeure la dimension religieuse de la relation de l’homme avec ce qui le dépasse. La prépondérance reste à la totalité du cosmos et, Balthasar le rappelle, ce grand tout c’est la Nature, le Deus sive Natura de Spinoza∞∞: il s’agit d’un véri- table panthéisme, position essentiellement religieuse. À l’intime de lui-même, et par la maîtrise croissante qu’il exerce sur la nature, l’homme «∞∞se saisit comme esprit incarné∞∞», d’où l’in- térêt nouveau de l’homme pour lui-même et pour «∞∞la science ou description de l’homme∞∞» selon l’expression allemande (en 1516 déjà) qui donnera plus tard notre mot français anthropologie3. Sans attendre ce mot, on est passé de l’étude du monde, la cosmo- logie, à celle de l’homme, et d’abord de son anatomie et de sa biolo- gie, selon la ligne animale, puis de ses relations humaines, la socio- logie. À la différence de l’anatomie et de la biologie qui se veulent et se disent sciences exactes, la sociologie se présente comme science humaine et ce caractère humain est particulièrement marqué dans les disciplines analytiques qui scrutent les profondeurs de la psyché∞∞: On ne peut interdire à Freud et à C.G. Jung d’explorer aussi comme savants le ‘chemin mystérieux qui va vers l’intérieur’. Ils sont, du point de vue psychique, des pionniers de ces dimensions du devenir que la biologie de l’évolution étudie du point de vue somatique. […] Ils explorent ce qui dans l’homme est nature, donc premier degré, base, matériel de l’esprit (p. 56). Il ne s’agit pas d’expliquer l’esprit à partir de la nature. À propos de toute étude sur l’homme, Balthasar précise∞∞: Tout ceci ne signifie pas nécessairement l’abandon de toute cette atti- tude respectueuse et attentive au langage et à la révélation de la nature […] en faveur d’une froide rationalisation et d’une mise en œuvre technique de tous les domaines de la nature inorganique et organique y compris la sphère naturelle de l’homme. Si, dans le premier senti- ment de victoire, la science a tenté d’étendre à tous les domaines de la vie sa méthode la plus simple et apparemment la plus sûre, la méthode mathématique et physico-chimique, c’était là, en contradiction avec son propre programme, une entreprise inadaptée à son objet, car elle n’avait pas été conçue en fonction de l’originalité et des exigences de 174 Denis Huerre, osb 3 Apparu en 1832, nous assure-t-on. l’objet. Elle est aujourd’hui, du moins en Occident, reconnue comme telle∞∞: le résultat principal du mouvement phénoménologique a été de clarifier ces questions de méthode de la science et de réclamer pour chaque domaine de la science une méthode propre qu’il s’agit d’in- venter à nouveau dans chaque cas (p. 56-57). D’une cosmologie, et d’un culte naturellement religieux rendu à cette Nature, on est donc passé à une anthropologie – discours sur l’homme plus que science de l’homme – sans pour cela faire de l’homme un être en soi, voire un «∞∞monstre déchaîné du sang et de l’instinct∞∞», comme le peint Zola, ou un surhomme se recréant lui- même de ses cendres, selon l’espoir de Nietzsche (p. 55). Cet homme, vers qui tout dans la nature converge, demeure ce qu’il a toujours été, une créature de Dieu, qui serait presque impensable si on refuse cette relation à Dieu. Balthasar ne pense pas que l’agnosticisme de nombreux contem- porains soit un athéisme en son sens premier. La religion naturelle reprend au contraire un terrain que le scientisme espérait avoir occupé. Mais si l’homme moderne n’est pas sans dieu, il ne sait pas dire quel est ce dieu. C’est une chance∞∞: voici l’Église mise en demeure de mieux dire ce qu’elle doit toujours redire mais elle n’y parvient qu’à la condition de poursuivre le travail commencé par saint Augustin (avec le néo- platonisme) et saint Thomas (avec l’aristotélisme) et de procurer à la révélation chrétienne – qui, considérée humainement, ne pourrait que périr si elle était traitée en ‘culture pure’, isolée du monde profane – de nouvelles incarnations et de nouveaux enracinements au sein de la pensée d’aujourd’hui elle-même (p. 26). Si Dieu semble absent, cette absence de Dieu n’a-t-elle pas un sens∞∞? Par son silence, douloureusement ressenti par l’homme, Dieu qui se fait si proche, manifeste aussi sa liberté de se montrer tou- jours plus transcendant4. Précédant la révélation qu’il fait de lui- même en Jésus-Christ, Dieu est le totalement autre et le demeure même dans sa révélation à l’homme, lequel n’en finira jamais de scruter l’Infini de Dieu. Car Dieu est Dieu et l’humanité ne peut que Anthropologie de la RB 175 4 Lire le chapitre Le Dieu inconnu (p. 187s), où Balthasar écrit notamment∞∞: «∞∞Le phéno- mène effrayant de l’athéisme moderne pourrait être, entre autres choses, une disposition de la Providence pour ramener de force l’humanité, et tout particulièrement la chrétienté, à une manière plus haute de penser Dieu. Et c’est précisément la virulence antichrétienne de cet athéisme qui ne doit pas recevoir en réponse un anti correspondant des chrétiens. La réponse chrétienne doit recevoir le coup aveugle et hostile en profondeur, et savoir le transformer en quelque chose de lumineux et de pacifiant∞∞» (p. 196). Notons déjà une question∞∞: comment la RB se situe-t-elle face à l’hérésie, en l’espèce l’arianisme alors encore très agressif∞∞? tendre vers sa stature parfaite grâce au Christ en qui tout s’accom- plit. L’homme devient humain. Très progressivement. D’où l’ur- gence d’une recherche permanente d’un Dieu caché et toujours mys- térieux au cœur même de sa révélation en Jésus-Christ. Et voici que «∞∞chercher Dieu∞∞», ce mot continuellement répété dans le Premier Testament puis dans le Nouveau («∞∞Qui cherchez- vous∞∞?∞∞», demande Jésus), est le mot-clé de cette Règle que nous interrogeons sur ce qu’elle dit de l’être humain. L’homme∞∞? Un cher- cheur de Dieu. Une anthropologie biblique Deux évidences∞∞: le rédacteur de la RB, directement ou à travers les écrits monastiques antérieurs qu’il utilise5, puise toute sa théolo- gie dans les deux sources fondamentales que sont la Bible et l’ensei- gnement des grands Conciles catholiques. La Bible d’abord. La Bible lue intégralement. Nous sommes loin du refus radical de l’Ancien Testament par Marcion, fondateur d’une Église, importante encore au début du Ve siècle, dont les fidèles ne devaient lire que l’Évangile selon Luc et dix épîtres de Paul. Nous sommes loin également de la mentalité curieuse et pas si lointaine, faite d’ignorance du texte biblique. Non seulement les fidèles dans leur ensemble, mais les moines eux-mêmes ne possédaient pas ce texte complet à leur usage personnel quotidien et devaient se conten- ter de uploads/Religion/ anthropologie-de-la-regle-d.pdf

  • 31
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager
  • Détails
  • Publié le Oct 31, 2022
  • Catégorie Religion
  • Langue French
  • Taille du fichier 0.1021MB