ALBERTO FRIGO « Charité bien ordonnée commence par soi‐même ». Notes sur la gen

ALBERTO FRIGO « Charité bien ordonnée commence par soi‐même ». Notes sur la genèse d’un adage Après qu’on lui eut demandé de commenter un passage du Cantique des Cantiques (II, 4) la Mère Angélique Arnauld, célèbre abbesse de Port‐ Royal, aurait un jour répondu : « C’est un proverbe commun que la charité bien ordonnée commence par soi‐même : mais on en abuse souvent par l’interprétation qu’on lui donne ; car ce n’est pas en se préférant aux autres que la charité bien ordonnée commence par soi‐même, mais en se ré‐ jouissant d’être au‐dessous de tout le monde, et méprisée des autres, non pas pour l’amour d’eux, puisqu’ils n’en tirent aucun profit, mais pour l’amour de nous, parce que c’est notre avantage »1. L’exégèse de l’abbesse – il faut l’avouer – n’est pas des plus faciles. Ce qui fait problème est le rap‐ port entre le verset biblique et le dicton « charité bien ordonnée com‐ mence par soi‐même ». Si Dieu « ordinavit in me caritatem » (Ct II, 4)2, comment expliquer que cet ordre se fonde sur l’amour de soi, qui est, quant à lui, « la source de tout mal » ? Il faut penser un amour de soi puri‐ fié, une « bonne concupiscence » qui autorise l’âme à chercher d’abord son « avantage » sans pour cela tomber dans le péché d’orgueil3. L’embarras de la Mère Angélique n’est pourtant pas un cas isolé. Même sans souscrire à la condamnation janséniste de l’amor sui, plusieurs auteurs, avant et après elle, se sont en effet aperçus des difficultés théologiques soulevées par ce « proverbe commun ». Les auteurs de l’Encyclopédie, par exemple, synthé‐ tiseront sèchement : « Le proverbe dit, charité bien ordonnée commence par soi‐même. La générosité dit, au contraire, charité bien ordonnée com‐ mence par les autres »4. Bien qu’extrêmement populaire, ce dicton semble ainsi avoir été l’objet d’une critique constante5. 1 Entretiens ou Conférences de la Révérende Mère Marie‐Angélique Arnauld, Abbesse et Réformatrice de Port‐Royal. Bruxelles : chez Antoine Boudet 1757, 209. 2 « Introduxit me in cellam vinariam ordinavit in me caritatem », selon la traduction de la Vulgate. Dans le texte hébraïque on lit plutôt : « son étendard sur moi c’est l’amour ». 3 Voir ORCIBAL, Jean : Les Origines du Jansénisme, V. La spiritualité de Saint‐Cyran avec ses écrits de piété inédits. Paris : Vrin 1962, 247. 4 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une So‐ ciété de Gens de lettres, vol. XI. Neuchâtel : chez Samuel Faulche (Paris) 1765, art. « Or‐ donner ». 5 Voir, pour un écho tardif, LEVINAS, Emmanuel : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger. Paris : Vrin 1967 2, 174. « Charité bien ordonnée commence par soi‐même ». 235 Face à ce statut problématique, il nous semble utile de revenir sur les premières attestations de la formule « caritas bene ordinata incipit a se ipso »6. Le contexte, souvent méconnu, à l’intérieur duquel cette maxime fait son apparition7, nous permettra de jeter quelque lumière sur son his‐ toire ainsi que – peut‐être – sur les difficultés théologiques qu’elle a sou‐ vent engendrées. SAINT AUGUSTIN ET L’ORDO CARITATIS L’idée que la « charité bien ordonnée commence par soi‐même » renvoie à un thème augustinien bien connu : celui de l’ordo caritatis8. Dans une 6 A côté de cette formulation, qui est la plus répandue, on trouve aussi : « caritas ordi‐ nata incipit a se ipsa » ; « omnis caritas incipit a se ipso » ; « prima caritas incipit a se ipso ». Voir LAUTENBACH, Ernst : Latein – Deutsch. Zitaten‐Lexikon. Quellennachweise. Münster : LIT 2002, 602 et Thesaurus Proverbiorum Medii Aevi. Lexikon der Sprichwörter des romanisch‐germanischen Mittelalters. Begründet von Samuel Singer. Herausgegeben vom Kuratorium Singer der Schweizerischen Akademie der Geistes‐ und Sozialwissenschaften. Berlin : Walter de Gruyter, Band 7 1998, 477. 7 Charron écrit in De la sagesse (liv. III, chap. V, 1) : « Comme disent les Hebreux, il faut commencer la charité par soy mesme ». Il pense peut‐être à Si 14,5 : « Qui sibi nequa est cui alii bonus erit ? ». Voir aussi Les Maximes des Pères. Paris : Les Éd. Colbo 1995 6, 15. 8 Voir l’article capital de OHLY, Friedrich : Goethes Ehrfurchten – ein ordo caritatis, in : Euphorion 55 (1961) 113–145 ; 405–448. Malgré sa centralité pour la culture médiévale et moderne, le thème de l’ordo caritatis demeure encore peu étudié. Voir, pour une première approche, GUIMET, Fernand : Notes en marge d’un texte de Richard de Saint‐Victor, in : Archives d’histoire littéraire et doctrinale du Moyen Âge 18 (1943) 371–394 ; CHATILLON, François : Au dossier de la caritas ordinata, in : Revue du Moyen Âge Latin 4 (1948) 65–66 ; GUIMET, Fernand : Caritas ordinata et amor discretus dans la théologie trinitaire de Richard de Saint‐Victor, in : Revue du Moyen Âge Latin 4 (1948) 225–236 ; PETRE, Hélène : Ordinata Caritas. Un enseignement d’Origène sur la charité, in : Recherches de Science Religieuse 42 (1954) 40–57 ; MICHAUD‐QUANTIN, Pierre : Études sur le vocabulaire philosophique du Moyen Âge. Avec la collaboration de Michel Lemoine. Roma : Ateneo 1970, 85–101 ; FRANK, Karl Suso : Geordnete Liebe. Cant. 2,4b in der patristischen Auslegung, in : Wissenschaft und Weisheit 49 (1986) 15–30 ; RUPP, Teresa Pugh : Ordo caritatis. The political thought of Remigio dei Girolami. (PhD dissertation, Cornell 1988), Ann Arbor (Mi) Univ. : Microfilms International 1988, 104–138 ; HERLIHY, David : Family, in : The American Historical Review 96 (1991) 1–16 ; BOUTON‐TOUBOULIC, Anne‐Isabelle : Les valeurs d’ordo et leur réception chez saint Augustin, in : Revue des Études Augustiniennes 45 (1999) 295–334 ; 315–316. Pour la caritas ordinata avant saint Augustin voir surtout ORIGENE : Homélies sur le Cantique des Cantiques, II, 8, éd. O. Rousseau (= Sources Chrétiennes 37). Paris : Cerf 1954, 92–94 ; ID. : Commentaire sur le Cantique des Cantiques, III, 7, éd. L. Brésard, H. Crouzel et M. Borret (= SCh. 376). Paris : Cerf 1992, 548–565 ; ID. : Homélies sur s. Luc, XXV, éd. H. Crouzel, F. Fournier et P. Périchon (= SCh. 87). Paris : Cerf 1962, 328–337 ; SAINT JEROME : Commen‐ tariorum in Hiezechielem, XIII, 44, éd. F. Glorie (= Corpus Christianorum Series Latina 75). Turnhout : Brepols 1964, 667 ; ID. : Commentaire sur s. Matthieu, X, 37, éd. É. Bonnard (= SCh. 242). Paris : Cerf 1977, 208 ; ID. : Commentariorum in Zachariam, in : Commentarii in prophetas minores, éd. M. Adriaen (= CCL 76 A). Turnhout : Brepols 1970, 888 ; SAINT AMBROISE : Traité sur l’Évangile de s. Luc, V, 56, 73, éd. G. Tissot (= SCh. 45). Paris : Cerf 1956, 203 ; 209 ; ID. : De Isaac, IV, 29, in : Sancti Ambrosii opera. Pars I, éd. K. Schenkl. Vienne : F. Tempskys – G. Freytag 1897, 660 ; ID. : De virginitate, 9, 53, in : Opere II/2. Ver‐ ginità e vedovanza, éd. F. Gori (= Biblioteca Ambrosiana 14/2). Milano : Città Nuova Editrice Alberto Frigo 236 page célèbre du De civitate Dei saint Augustin définit la vertu comme un « ordo amoris » : « Creator autem si veraciter ametur, hoc est si ipse, non aliud pro illo quod non est ipse, ametur, male amari non potest. Nam et amor ipse ordinate amandus est, quo bene amatur quod amandum est, ut sit in nobis virtus qua vivitur bene. Unde mihi videtur, quod definitio brevis et vera virtutis ordo est amoris ; propter quod in sancto Cantico canticorum cantat sponsa Christi, civitas Dei : Ordinate in me caritatem »9. Cette mise en ordre de l’amour passe par la distinction de ses objets pos‐ sibles et par la définition d’une hiérarchie entre eux : « Cum ergo quattuor sint diligenda, unum quod supra nos est, alterum quod nos sumus, tertium quod iuxta nos est, quartum quod infra nos est, de secundo et quarto nulla praecepta danda erant »10. L’univers entier s’organise ainsi selon une « sca‐ la naturae » dont l’homme est le milieu. Et la charité trouve sa règle dans la conscience et le respect des différents degrés de perfection. Pour aimer « ordinate » il faut rendre à chacun l’amour qui lui est dû : « Ille autem iuste et sancte vivit, qui rerum integer aestimator est ; ipse est autem, qui ordinatam habet dilectionem, ne aut diligat, quod non est diligen‐ dum, aut non diligat, quod diligendum est, aut amplius diligat, quod minus diligendum est, aut aeque diligat quod vel minus vel amplius diligendum est, aut minus vel amplius, quod aeque diligendum est » 11. La notion d’ordo amoris ou ordo caritatis devient alors la clef de voûte conceptuelle autour de laquelle saint Augustin organise toute sa réflexion sur la morale chrétienne12. Le double précepte donné par Jésus, « diliges, inquit, Dominum Deum tuum ex toto corde tuo et ex tota anima tua et ex tota mente tua, et diliges proximum uploads/Religion/ charite-bien-ordonee-commence-par-soi-meme-zeitschrift-fuer-philosophie-und-theologie-lix-2012.pdf

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  • Publié le Fev 15, 2021
  • Catégorie Religion
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