TEXTES SPIRITUELS D’IBN TAYMIYYA I. L’extinction (fanâ’) L’œuvre d’Ibn Taymiyya
TEXTES SPIRITUELS D’IBN TAYMIYYA I. L’extinction (fanâ’) L’œuvre d’Ibn Taymiyya (661/1263 - 728/1328) est d’une certaine façon victime de son gigantisme et de son militantisme : en dehors des travaux académiques, les lectures qui en sont données pèchent trop souvent par ignorance de textes fondamentaux ou dégénèrent en réductions idéologisantes1. Conservant une pertinence rare en un temps où l’Islam est confronté à une néo- jâhiliyyah aux conséquences peut-être plus graves, à long terme, que le raz de marée mongol contre lequel le grand docteur hanbalite lutta, cette œuvre mériterait cependant un sort meilleur. A défaut de pouvoir entreprendre à ce stade une présentation systématique de la spiritualité qui l’anime, nous nous proposons d’en traduire en français, pour Le Musulman, des pages particulièrement riches, à même d’encore nourrir la foi et la réflexion des croyants d’aujourd’hui. 1 Sur la vie, l’œuvre et la pensée d’Ibn Taymiyya, voir notamment, en langues européennes, G. GOBILLOT, L’épître du discours sur la fitra (risâla fî-l-kalâm ‘alâ-l-fitra) de Taqî-l-Dîn Ahmad Ibn Taymîya (661/1262 - 728/1328). Présentation et traduction annotée, in Annales islamologiques, t. XX, Institut Français d’Archéologie Orientale, Le Caire, 1984, p. 29-53 ; St. GUYARD, Le fetwa d’Ibn Taymiyyah sur les Nosairis. Publié pour la première fois avec une traduction nouvelle, in Journal Asiatique, série VI, t. XVIII, Paris, 1871, p. 158-198 ; M. HOLLAND, Public Duties in Islam. The Institution of the Hisba by al-Shaykh al-Imâm Ibn Taymîya. Transl. from the Arabic. Introd. and edit. notes by Kh. AHMAD, « Islamic Economics Series, 3 », The Islamic Foundation, Leicester, 1402/1982 ; Th. E. HOMERIN, Ibn Taimîya’s Al-Sûfîyah wa-al-Fuqarâ’, in Arabica, t. XXXII, Leyde, 1985, p. 219-244 ; A. A. ISLAHI, Economic Concepts of Ibn Taimîyah, «Islamic Economics Series, 12», The Isl. Found., Leicester, 1408/1988 ; H. LAOUST, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Takî-d-Dîn Ahmad b. Taymîya, canoniste hanbalite né à Harrân en 661/1262, mort à Damas en 728/1328, «Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire, t. IX», Inst. Fr. d’Arch. Or., Le Caire, 1939 ; Contribution à une étude de la méthodologie canonique de Takî-d-Dîn Ahmad b. Taymîya. Trad. annotée : 1) du Ma‘ârij al-wusûl ilâ ma‘rifat anna usûl ad-dîn wa furû‘ahu kad bayyanahâ ar-rasûl et 2) d’Al-kiyâs fî-sh-shar‘ al-islâmî, « Textes et trad. d’auteurs orientaux, t. IV », Inst. Fr. d’Arch. Or., Le Caire, 1939 ; Quelques opinions sur la théodicée d’Ibn Taymiya, in Mélanges Maspero, III Orient islamique, « Mémoires publiés par les membres de l’I.F.A.O., t. LXVIII », Inst. Fr. d’Arch. Or., Le Caire, 1935-1940, p. 431-438 ; La biographie d’Ibn Taymîya d’après Ibn Kathîr, in Bulletin d’Études Orientales, t. IX (1942-1943), Inst. Fr. de Damas, Beyrouth, 1943, p. 115-162 ; Le traité de droit public d’Ibn Taymîya. Trad. annotée de la Siyâsa shar‘îya, Inst. Fr. de Damas, Beyrouth, 1948 ; La profession de foi d’Ibn Taymiyya. Texte, trad. et comm. de la Wâsitiyya, « Bibliothèque d’Études Islamiques, X », Paul Geuthner, Paris, 1986 ; V. E. MAKARI, Ibn Taymiyyah’s Ethics. The Social Factor, « American Academy of Religion. Academy Series, 34 », Scholars Press, Chico (Californie), 1983 ; G. MAKDISI, Ibn Taymiyya : A Sûfî of the Qâdiriya Order, in American Journal of Arabic Studies, t. I, 1973, p. 118-129 ; Ch. D. MATTHEWS, A Muslim iconoclast (Ibn Taymiyyeh) on the « merits » of Jerusalem and Palestine, in Journal of the American Oriental Society, t. LVI, Yale University Press, New Haven, 1936, p. 1-21 ; M. U. MEMON, Ibn Taymîya’s Struggle against Popular Religion. With an Annotated Transl. of his Kitâb iqtidâ’ as-sirât al-mustaqîm mukhâlafat ashâb al-jahîm, « Religion and Society, 1 », Mouton, La Haye - Paris, 1976 ; Th. F. MICHEL, Ibn Taymiyya’s Sharh on the Futûh al-Ghayb of ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî, in Hamdard Islamicus, t. IV, 2, Karachi, 1981, p. 3-12 ; Ibn Taymiyya’s Critique of Falsafa, in Ham. Isl., t. VI, 1, Karachi, 1983, p. 3-14 ; A Muslim Theologian’s Response to Christianity. Ibn Taymiyya’s Al-jawâb al-sahîh. Ed. and transl., « Studies in Islamic philosophy and science », Caravan Books, Delmar, New York, 1984 ; J. R. MICHOT, L’Islam et le monde : al-Ghazâlî et Ibn Taymiyya à propos de la musique (samâ‘), in Figures de la finitude, « Études d’anthropologie philosophique, III », éd. par G. FLORIVAL, Inst. Sup. de Philosophie, Louvain-la-Neuve, 1988, p. 246-261 ; A. MORABIA, Ibn Taymiyya, dernier grand théoricien du jihâd médiéval, in Bull. d’Ét. Or., t. XXX (1978) Mélanges offerts à Henri Laoust, vol. 2, Inst. Fr. de Damas, Damas, 1978, p. 85-100 ; Ibn Taymiyya, Les Juifs et la Tora, in Studia Islamica, Paris, 1979, t. XLIX, p. 91-122 ; t. L, p. 77-107 ; G. TROUPEAU, Les fêtes des Chrétiens vues par un juriste musulman, in Mélanges offerts à Jean Dauvillier, Univ. des sciences sociales, Toulouse, 1979, p. 795-802. Ce premier texte1 a pour objet l’un des états spirituels les plus importants du cheminement mystique, l’ « extinction » du soufi2. Proposant une typologie de trois approches du fanâ’, Ibn Taymiyya définit l’ « extinction » des « hommes parfaits d’entre les Prophètes et les Amis de Dieu » comme une correspondance de la volonté du serviteur et de la volonté « religieuse » du Seigneur, c’est-à-dire comme une mise en œuvre exclusive, par l’amant, de la Loi que lui impose son Bien- Aimé, le cœur de l’adorateur ne se tournant d’aucune manière vers rien d’autre que le Très-Haut et ne regardant les créatures que par Sa lumière ou, pour reprendre la tradition prophétique des actes surérogatoires, n’entendant, ne voyant, ne prenant et ne marchant que par Lui. Le fanâ’ véritablement musulman ressort ainsi à l’ordre du religieux, de l’éthique. Quant à voir dans l’ « extinction » une extase entraînant une perte de conscience et prétendre que l’extatique s’unit alors au Très-Haut, une telle approche, psychologique, est déficiente et conduit à l’erreur. Parler, enfin, de fanâ’ dans le cadre d’un tawhîd qui nierait, au niveau de l’existence, la distinction entre l’homme et Dieu, est une hérésie. Incontournabilité de la Loi (sharî’a) ou, même, primauté du légal (shar’î) sur l’ontologique (kawnî) pour comprendre le cheminement soufi : l’analyse du fanâ’ développée par Ibn Taymiyya conduit au cœur de sa vision de l’homme et de sa finalité ici-bas. Traduction L’« extinction » est de trois espèces. L’une appartient aux [hommes] parfaits d’entre les Prophètes et les Amis de Dieu (walî), l’autre aux modérés d’entre les Amis de Dieu et les Vertueux, la dernière aux hypocrites, hérétiques (mulhid) et assimilationnistes. La première espèce d’ « extinction », c’est l’extinction de la volonté de ce qui est autre que Dieu, de telle manière qu’on n’aime que Dieu et qu’on n’adore que Lui, qu’on ne se confie qu’en Lui et qu’on ne recherche rien d’autre que Lui. Telle est nécessairement la signification des propos du shaykh Abû Yazîd [al-Bastâmî]3 quand il dit : « Je voudrais ne vouloir que ce qu’Il veut ! », c’est- à-dire ce qui est voulu [par Dieu], aimé et agréé [de Lui], à savoir ce qui est voulu par la « volonté reli- gieuse4 » [de Dieu]. 1 Majmû‘ al-Fatâwâ, éd. ‘A. R. b. M. IBN QÂSIM, 37 t., Maktabat al-Ma‘ârif, Rabat, 1401/1981 (éd. du roi Khâlid), t. X, p. 218, l. 8 - 223, l. 3 (F). 2 Sur le fanâ’, voir notamment KALÂBÂDHÎ. Traité de soufisme. Les Maîtres et les Étapes - Kitâb al-Ta‘arruf li- Madhhab Ahl al-Tasawwuf. Trad. de l’arabe et présenté par R. DELADRIÈRE, « La Bibliothèque de l’Islam. Textes », Sindbad, Paris, 1981, p. 138-150 ; IBN ‘ARABî. Le livre de l’extinction dans la contemplation (Kitâbu-l-Fanâ’i fî-l- Mushâhada). Trad. de l’arabe, présenté et annoté par M. VÂLSAN, « Sagesse islamique », L’Œuvre, Paris, 1984. 3 Un des plus grands soufis du IIIe/IXe s., aux locutions théopathiques aussi célèbres qu’osées. Voir notamment Les dits de Bistami (Shatahât). Trad. de l’arabe, présentation et notes par Abdelwahab MEDDEB, « L’espace intérieur, 38 », Fayard, Paris, 1989, p. 89 ; F. D. ‘ATTAR, Le mémorial des saints. Trad. d’après le ouïgour par A. PAVET DE COURTEILLE. Introd. de E. DE VITRAY-MEYEROVITCH, « Sagesses, 6 », Seuil, Paris, 1976, p. 154-184 ; HUJWIRÎ, Somme spirituelle. Kashf al-Mahjûb li-Arbâb al-Qulûb. Trad. du persan, présenté et annoté par Dj. MORTAZAVI, « La bibliothèque de l’Islam. Textes », Sindbad, Paris, 1988, p. 136-138 ; É. DERMENGHEM, Vies des saints musulmans. Éd. définitive, « La bibliothèque de l’Islam. Témoins », Sindbad, Paris, 1983, p. 143-175. 4 C’est-à-dire la volonté de Dieu exprimée dans la Loi révélée, Ses commandements et Ses interdictions, par opposition à la volonté « ontologique » (kawnî) divine s’exprimant dans l’œuvre créatrice. Pas question de fatalisme donc. - 2 - La perfection du serviteur consiste à ne vouloir, à n’aimer et à n’agréer que ce que Dieu veut, agrée et aime — à savoir ce qu’Il a ordonné en le rendant obligatoire ou préférable. [Elle consiste] à n’aimer que ce que Dieu aime, de même que les Anges, les Prophètes et les Vertueux. C’est là le sens de ce qui a été dit de ces uploads/Religion/ ita-texspi-01.pdf
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- Publié le Mai 14, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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