Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 7
Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 7 | 1994 Varia L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie prêtée aux dieux (2e partie) Jacques-Numa Lambert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1111 DOI : 10.4000/kernos.1111 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1994 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Jacques-Numa Lambert, « L’inceste souhaité ou prohibé comme réalisant l’androgynie prêtée aux dieux (2e partie) », Kernos [En ligne], 7 | 1994, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 22 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/1111 ; DOI : 10.4000/kernos.1111 Kernos Kernos, 7 (1994), p. 231-271. L'INCESTE soUHAITÉ OU PROHIBÉ COMME RÉALISANT L'ANDROGYNIE PRÊTÉE AUX DIEUX (2e partie)>I< Chapitreill: Les démons et Apollon Plutarque fait parler le savant lacédémonien Cléombrote qui raconte avoir rencontré un devin barbare inspirél . Prophétisant une seule fois l'an, vivant dans la société des nymphes nomades et des démons, cet homme-là attribuait la divination aux démons et, s'agis- sant du Python de Delphes, à l'encontre de l'opinion courante que son meurtrier s'était enfui pour s'exiler pendant neuf ans à Tempé, il prétendait qu'après son acte, il «était passé dans un autre monde, où il avait séjourné pendant le cours de neuf grandes années au bout desquelles, devenu pur et vraiment Brillant (Phoibos)2, il était revenu pour entrer en possession de l'oracle, gardé pendant ce temps par Thémis». Ainsi était postulée la possiblité pour un impur d'accéder à la sainteté, pour un démon de devenir un dieu. Cléombrote, louant les mages et Zoroastre ou bien Orphée le Thrace ou encore les Égyptiens ou les Phrygiens d'avoir imaginé la race des démons comme intermé- diaires entre les dieux et les hommes, s'appuyait sur Homère et sur Hésiode pour montrer qu'on peut passer des dieux et des demi-dieux au rang de héros, de même que pour certains hommes à celui de héros et, de là, de bons démons (agathodémons). Il se trouve même que quelques âmes, sur un long espace de temps, se purifient par l'exercice de la vertu «au point de s'élever au-dessus des démons pour participer pleinement à >1< 2 La première partie de l'article a été publiée dans Kernos, 6 (1993), p. 139-205. De def. oracul.,421a-c (21). Toutes les traductions citées des Dialogues pythiques sont empruntées à R. Flacelière dans l'édition des Belles Lettres (t. VI des Œuvres morales, 1974). PLUT., De E delph., 394a (21). 232 J.-N. LAMBERT l'essence divine», tandis que le mouvement inverse en rabaisse d'autres dans des corps mortels3. On voit qu'une telle doctrine rendrait parfaitement compte de l'ascension d'Apollon à la plus haute divination à partir des talents qu'un démon meurtrier, mais par la suite purifié, hérite d'un autre démon (Python, ou plutôt démone, le dragon femelle Delphiné), sa victime. Les beaux travaux de Georges Charachidzé nous apprennent aujourd'hui que, dans toute la montagne caucasienne et jusqu'à la plaine géorgienne, un personnage divin, un Xat'i (ange) nommé K'op'ala jouissait d'une immense renommée, liée en particulier à son célèbre sanctuaire xevsur de K'arat'i4• Il était, en effet, le patron d'un clan, les Likok'i qui vivent à Guro et l'adoraient comme guérisseur avant tout. Dieu qui joue de la musique à la «porte du ciel» et prescrit impérati- vement la danse5, il s'incarne en la personne d'un pasteur, et ce sont des bergers, le couple apparemment6 incestueux d'un berger et d'une bergère, qui ont fondé son sanctuaire. «Protecteur des bergers»7, K'op'ala est lui-même propriétaire d'un immense troupeau de bovins, alimenté par les offrandes8. C'était jadis la base d'une richesse considérable9• Le plus clair de son activité consiste cependant dans le massacre des démons nuisibles, les Devi, issus de la démonologie iranienne et correspondant aux daeva de l'Avesta, mais beaucoup moins puissants, moins cosmiques, moins mauvais: comme en Arménie, ils sont largement humanisés, mortels, et l'on pourrait dire moitié démons moitié hommes10. 3 4 5 6 7 8 9 10 De def. oracul., 414f-415c (10). Georges CHARACHIDZÉ, Le système religieux de la Géorgie païenne, Paris, 1968, p. 405 sq. Ibid. , p. 365-366. Ibid., p. 420-421, 427-428 et 625 i.f. Ibid. , p. 367. Ibid. , p. 365, 369-370. Ibid. , p. 406. Ibid., p. 342-343. INCESTE ET ANDROGYNIE 233 Parallèlement, la nature de K'op'ala est double: à l'instar de la foudre, à laquelle il est étroitement lié11 , il se révèle aussi bien force dangereuse que bienfaiteur de l'humanité12. S'il guérit, c'est qu'il constitue lui-même la maladie en se faisant présent dans le malade. Il est à la fois le poison et le remède. Comme par une incantation magique, on demande à K'op'ala : «Ce qui est maléfique, tourne-le en béné- fique 1» 13. Créé par Dieu comme tueur de démons, il semble parfois être leur seigneur, en particulier il l'est de ceux qu'on appelle Kadzhi, qui lui obéissent14. Cela s'explique sans doute par son assimilation fondamen- tale à l'âme des morts 15. Il a la faculté d'entrer en relation avec l'univers démoniaque et se borne souvent à négocier avec les démons, à qui il propose des échanges: ainsi, pour faire relâcher «une âme captive», il leur fait sacrifier par le clan un chevreau noir, égorgé «main à l'envers», détail qui souligne l'aspect magique qui se mêle à l'aspect religieux de sa personnalité16. Ce rôle de libérateur des âmes captives de démons incombe à K'op'ala, qu'il s'agisse de l'âme d'un mort noyé, retenu par l'eau, écrasé sous une avalanche, étranglé (pendu dont l'âme ne peut plus sortir par le cou), ou de l'âme d'un vivant, notamment celle d'une femme «possédée» 17. Un mythe exemplaire18 raconte les risques qu'encourait ainsi K'op'ala. Les neuf frères Dev, dont la mère avait neuf têtes, se bâtissaient une maison (tour forteresse) au-dessous de lui. Il descend sur la terre, par ruse se fait embaucher pour les aider, soulevant seul des pierres énormes, puis lance sur eux sa massue et détruit tout ce qu'il y avait là. Cependant, l'un des Dev, éborgné, s'enfuit, que K'op'ala poursuit jusqu'à Il 12 13 14 15 16 17 18 Ibid. , p. 339. Ibid. , p. 423-424. Ibid., p. 407-408. Ibid. , p. 338, 426. Ibid. , p. 432-433. Ibid. , p. 409 (cf. p. 412). Ibid. , p. 215-216. Ibid., p. 354 sq., 416-420. Même histoire à peu près mise au compte d'Iaxsar, couramment confondu avec K'op'ala dans G. CHARACHIDZÉ, Prométhée ou le Caucase, Paris, 1986, p. 44-46. 234 J.-N. LAMBERT un lac où il plonge après lui, et il finit par le tuer. Mais, à ce moment-là, il s'aperçoit qu'il lui est impossible de remonter car ses ailes sont engluées de sang: le sang versé s'est retourné contre celui qui l'a versé. Le «libérateur de l'âme» est lui-même devenu prisonnier par une inversion de situation qui souligne son imperfection et la réciprocité de l'affrontement, comme dans les énigmes ou les ordalies primitives où la mort est l'inéluctable issue du défi pour l'un ou l'autre des deux parieurs. Le Xat'i ne peut plus compter que sur ses «esclaves», les hommes du clan, qui reçoivent du kadag (prêtre) le conseil de découvrir une victime monstrueuse, un mouton à quatre cornes et quatre oreilles, pour l'immo- ler au bord du lac afin que l'âme du Xat'i puisse remonter du fond. Il leur faudra neuf ans pour découvrir la bête et délivrer leur maître. Ainsi, au rebours de ce qui se passe dans le culte de K'op'ala, où il fournit aux démons une victime en échange de l'âme de son protégé humain captive au fond de l'eau, ce sont ses protégés humains qui offrent «au démon une victime en échange de l'âme de leur divin patron prisonnière dans l'abîme du lac. C'est ici le dieu qui tient la place de l'âme du noyé et qui ne peut être libéré que sur l'intervention des hommes» : jusque-là, K'op'ala prisonnier est assimilable à un mortl9. Les morts sont impurs, la pureté se confond avec la vie. K'op'ala a été purifié, comme ailleurs son alter ego Iaxsar le tueur de démons dont l'hymne célébrant la même aventure, au mileu du XXe siècle encore, correspond à un rituel de purification20• La double conclusion du mythe le souligne: d'une part, K'op'ala revient à son essence divine en remontant du ciel et retrouvant les Xat'i ses congénères; d'autre part, il «demande à Dieu de tendre une corde ou un filin (parfois un fil, selon les variantes) entre la pierre où il secoue ses ailes humides et le sanctuaire de K'arat'i». Il renoue ainsi à la fois avec le ciel et avec le lieu terrestre de son culte, lui-même en relation continue avec le monde céleste par un fil mystique21 . C'est ainsi qu'après les neuf années d'expiation qu'Apollon, fuyant le lieu du meurtre de Python, était allé passer dans la vallée de Tempé, purifié, il était revenu à Delphes pour entrer en possession du vieil oracle des démons, gardé entretemps par Thémis, et qui était devenu le 19 20 21 ID., op. cit. (n. 4), p. 419. ID., op. cit. (n. 18), p. 44-46. ID., op. cit. (n. uploads/Religion/ kernos-1111.pdf
Documents similaires










-
31
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Sep 27, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
- Taille du fichier 6.6992MB