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1 HAUDRICOURT ET LES ETHNOSCIENCES AU MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE Serge Bahuchet Dernière version du 11/2/08 « En fait ma principale raison de vivre est de ‘comprendre’ ; non seulement de comprendre l’univers, mais de comprendre les autres et aussi moi-même par la même occasion. » AGH (PST 8)1 Paradoxe : André-Georges Haudricourt n’ayant fait qu’une très brève apparition formelle au Muséum, vous ne le trouverez pas dans la liste des professeurs ni même celle des assistants (Jaussaud & Brygoo 2004)… En effet, au début de la 2e guerre mondiale, il fut simple « travailleur libre » (vacataire, de nos jours) auprès du Professeur Auguste Chevalier, au laboratoire d’agronomie coloniale, afin de traduire des textes en russe pour la Revue de Botanique Appliquée (PST 72-74). AGH revenait d’un an passé en URSS à l’Institut de production végétale de Nicolaï Vavilov, qui se consacrait à l’étude de l’origine des plantes cultivées (1934-1935). Bien qu’il n’ait pas été particulièrement impressionné par Chevalier, cet épisode fut cependant important pour Haudricourt, d’une part parce qu’il y rencontra le partenaire dont il avait besoin pour écrire le premier de ses livres majeurs, L’Homme et les plantes cultivées (1943), en la personne de Louis Hédin, agronome comme lui, d’autre part parce que Chevalier le fit entrer au tout nouveau CNRS, dans la section botanique. AGH y effectuera toute sa carrière, mais il changera très vite de section, s’inscrivant en linguistique. C’est aussi au cours de sa présence au laboratoire qu’il entame les recherches sur « l’ethnographie agraire », qui conduiront en 1955 au volumineux ouvrage L’Homme et la charrue, écrit avec Mariel Jean-Brunhes Delamarre (cf. Haudricourt 1940). La personnalité scientifique d’AGH est remarquablement illustrée dès ses trois premiers articles : - 1936 « De l’origine de l’attelage moderne », - 1939 « De l’origine de quelques céréales », - 1939 « Quelques principes de phonologie historique », 1 Les abréviations des titres des ouvrages sont explicitées dans la bibliographie. hal-00548208, version 1 - 19 Dec 2010 2 dans lesquels il aborde les trois axes que sa manière originale de poser les problèmes renouvellera : histoire des techniques, ethnobotanique, linguistique. Haudricourt et l’ethnobotanique au Muséum C’est dans la conclusion du livre sur les plantes cultivées qu’est introduit en français pour la première fois le terme d’ethnobotanique2 (HPC 203). On ne saurait sous- estimer l’influence de Haudricourt dans l’évolution de Roland Portères (1906-1974, professeur au Muséum de 1948 à 1974), même si nous en manquent des témoignages écrits (cf. Friedberg, cet ouvrage, et Bahuchet & Lizet 2003). En effet Portères, ingénieur agronome spécialiste des céréales, chef des services agricoles de la France d’Outre-mer, élu en 1948 professeur d’agronomie coloniale à la suite de Chevalier, est celui qui, en 1963, transforme cette chaire en chaire d’ethnobotanique - la première en Europe et l’une des premières dans le monde -, après avoir écrit résolument dans son article programmatique de 1961 : « on peut classer l’ethnobotanique dans les Sciences Humaines. » (Portères 1961 : 104). Dans le présent ouvrage, Claudine Friedberg (assistante à partir de 1956 puis professeur d’ethnobiologie au Muséum) nous livre ses souvenirs de première main sur les origines de ce laboratoire et l’émergence de cette science en France. Dès 1956, AGH avait annoncé que le laboratoire d’agronomie tropicale du Muséum était « le centre principal » des études d’ethnobotanique en France. C’est l’année où Jacques Barrau (1925-1997, sous-directeur puis professeur d’ethnobotanique au Muséum de 1965 à 1997) vient au laboratoire rédiger sa thèse d’État sur les plantes alimentaires d’Océanie, après un long séjour à la Commission du Pacifique Sud ; il y rencontre alors AGH qui, écrit-il, « …devait m’aider à confirmer mon orientation ethnobotanique mais aussi biogéographique en matière d’origine et de distribution des végétaux domestiques. » (1985 : 31). Haudricourt, qu’il avait surnommé « le passe-muraille » et qui « aiguisa [son] appétit de savoir » (2000 : 52), fut pour Barrau « l’un des 2 maîtres3 à qui je dois d’avoir acquis un peu de ‘savoir comprendre’ les relations entre hommes et plantes dans leurs aspects diachroniques et synchronique. » (2000 : 53). Barrau et Haudricourt furent liés par une grande amitié, et Barrau a toujours reconnu son importance dans son itinéraire intellectuel : « Quand, en 1956, je revins en France pour la première fois, je fis la connaissance d’André Georges Haudricourt, agronome et botaniste devenu ethnographe, ethnologue et linguiste parce qu’il ne s’était pas contenté d’une approche strictement naturaliste dans l’étude des plantes cultivées. Un des résultats de nos discussions à propos d’histoire culturale et d’origine des végétaux domestiques fut qu’un jour il me conduisit dans une librairie de la rue Racine pour m’y procurer ‘la dialectique de la nature’4. Il me restait (il me reste encore) beaucoup à lire, à apprendre et à observer ! » (1973 : 40). 2 Le terme ethnobotany a été inventé par le botaniste américain J. W. Harshberger en 1895. 3 L’autre étant le botaniste I. H. Burkill. 4 Friedrich Engels, 1883. hal-00548208, version 1 - 19 Dec 2010 3 Dans son bref article de 1956, AGH associe à une ethnobotanique « statique et descriptive », dédiée à la description soigneuse de l’usage des plantes « par telle ou telle tribu » et aux rapports d’un groupe humain avec son milieu végétal, une « ethnobotanique dynamique, historique », explorant les plantes cultivées et utilisant la génétique, née avec Vavilov et cherchant à « élucider le sens des migrations ou de la propagation de l’agriculture. » (1956 : 294). Pour lui, l’étude de l’histoire des plantes ainsi que celle de leur place dans les sociétés humaines implique nécessairement l’usage de la linguistique, qui tient une place notable dans les raisonnements énoncés dans son livre sur les plantes cultivées (HPC, 1943). Haudricourt applique sa démarche où la linguistique est nécessaire à l’ethnobotanique, en fondant en 1965 la Société d’Ethnozoologie et d’Ethnobotanique (SEZEB) avec Roland Portères et avec la linguiste Jacqueline M. C. Thomas comme secrétaire. Cette société savante publiera notamment de nombreuses fiches d’enquête à l’usage des chercheurs de terrain, ethnologues et linguistes. À partir de cette époque, AGH accompagnera constamment le laboratoire d’ethnobotanique et d’ethnozoologie, où il délivrera une partie de son enseignement de l’École pratique des Hautes Études. Agronome, AGH était attiré par les plantes, qu’il connaissait parfaitement. Dispensant aisément son enseignement lors de sorties botaniques, c’est dans le domaine de l’ethnobotanique qu’il a laissé une marque forte. Cependant, les animaux ne le laissaient pas indifférent, bien qu’il les connaisse moins bien. Dans les dernières années de sa vie, il fréquentait assidûment les sorties des Naturalistes parisiens, très excité d’y découvrir le monde des insectes ! Il n’a pas eu le temps d’écrire le livre symétrique de L’Homme et les plantes cultivées, qu’il voulait consacrer aux animaux. Cependant, ses écrits témoignent de sa conception de l’ethnozoologie, axée nettement sur le comportement animal. Il a d’abord traité des animaux comme source d’énergie (1940, 1962a) en même temps que des problèmes techniques de l’attelage (1936, 1948) et de leur importance dans l’évolution de l’agriculture. Il s’est interrogé sur certains traits de comportement susceptibles d’être intervenus dans le processus de domestication, tout particulièrement la scatophagie de certaines espèces, chien, porc, renne, qui se seraient ainsi autodomestiquées (1977). Dans quelques pages consacrées à « l’adaptation à la faune » il a exposé, pour les différentes zones écologiques, comment les sociétés ont résolu le problème que posent « la sensibilité et la mobilité des animaux » pour leur capture et leur usage (1968). Il a enfin appliqué sa méthode linguistique à une brève réflexion sur la coexistence de l’Homme et de ses parasites principaux, le pou et la puce (1975), lors du colloque d’ethnozoologie qu’organisa au Muséum en 1973 Raymond Pujol, chargé par Portères de développer cette discipline dans le laboratoire. Évidemment, l’animal est fort présent dans les pages devenues classiques où il cherche à contraster « les mentalités », à travers le modèle du jardin chinois, de la hal-00548208, version 1 - 19 Dec 2010 4 bergerie méditerranéenne et du parc zoologique (1962b ; PST 102-103). Là aussi, c’est le comportement, mais dans ce cas de l’homme envers l’animal domestique, qui est au centre de l’analyse. Dans son livre mémorial (PST, 1987), il insistera encore sur l’importance du comportement animal et l’on voit bien là ce qui, pour lui, distingue l’ethnozoologie de l’ethnobotanique : « Si l’ethnozoologie a un sens, il faudrait qu’elle se dégage de la zootechnie où elle est née pour s’intéresser vraiment aux relations réciproques de l’homme et de l’animal. La question est de savoir ce qui de ces deux mammifères5 a déteint sur l’autre ? » et plus loin : « Une question reste pour moi sans réponse : si c’était les autres êtres vivants qui avaient éduqué les hommes, si les chevaux leur avaient appris à courir, les grenouilles à nager, les plantes à patienter ? » (PST 169). Indéniablement, Haudricourt fut celui qui imprima une orientation originale aux recherches d’ethnobiologie au Muséum, et que nous nous efforçons de prolonger aujourd’hui, tant dans notre recherche uploads/Science et Technologie/ bahuchet-2008-haudricourt-musa-um 1 .pdf

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