CHAPITRE 11. LE CORPS DES AUTRES COMME CURIOSITÉ Antonio Guerci in Pascal Blanc
CHAPITRE 11. LE CORPS DES AUTRES COMME CURIOSITÉ Antonio Guerci in Pascal Blanchard et al., Zoos humains et exhibitions coloniales La Découverte | « Poche / Sciences humaines et sociales » 2011 | pages 160 à 168 ISBN 9782707169976 DOI 10.3917/dec.blanc.2011.01.0160 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/zoos-humains-et-exhibitions-coloniales---page-160.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) Chapitre 11 Le corps des autres comme curiosité Antonio Guerci La position intermédiaire entre les sciences de la vie et les sciences de l’homme, qui a caractérisé l’anthropologie depuis ses origines, conjuguée à une approche systémique, configure un terrain de dialogue où les données, les théories, les thèses et les problèmes des différentes disciplines scientifiques peuvent se croiser et se féconder mutuellement. Néanmoins, cette position d’interface a trop souvent conduit certains chercheurs à effectuer des corrélations et des associations hasardeuses, voire scientifiquement erronées, entre des caractères quantitatifs et quali- tatifs, souvent très chargés idéologiquement. En outre, la discipline anthropologique, où le chercheur-savant devient en même temps sujet et objet de sa recherche, est amenée à affronter de nombreux risques, dont le plus important est de s’imaginer, avec ses observations et ses descriptions, hors de sa propre culture [Singleton, 2004]. Il existe autant de natures et de corps qu’il y a d’époques historiques. Le corps est un projet et chaque culture a le sien. La mesure du corps humain à l’aide des instruments de l’anthropomé- trie (anthropomètres, altimètres, rubans à curseur, compas à branches recourbées, craniomètres, goniomètres, plicomètres…) a donné lieu à une pléthore d’élaborations statistiques qui tendaient toutes à quantifier le réceptacle humain. Certains chercheurs ont tenté de pousser la recherche plus loin en étudiant les associations et les corrélations qui peuvent exister entre la forme corporelle et la physiologie, la psychologie différentielle ou les pathologies en cours, en définissant alors le corps tel un récipient de quelque chose, un sujet. Dans la réalité, chaque chercheur porte en lui une finalité conditionnée par sa culture, par son patrimoine (plus ou moins limité) de connaissances et, ainsi, chaque corps mesuré, décrit, corrélé, classé est toujours inscrit dans un projet [Guerci, 2007]. 160 © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) Les classifications qui résultent de la vision d’un corps expriment souvent une tyrannie méthodologique, une violence ethnocentrique. La tradition judéo-chrétienne exprime déjà un racisme théologique : « Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son fils cadet. Et il dit : Maudit soit Canaan ! Qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères ! Il dit encore : Béni soit l’Éternel, Dieu de Sem, et que Canaan soit leur esclave ! Que Dieu étende les possessions de Japhet [dont les descendants seront les Blancs], qu’il habite dans les tentes de Sem [dont les descendants seront les Arabes et les juifs], et que Canaan [dont les descendants seront les Noirs]) soit leur esclave ! » (Genèse, IX.). Bien avant les anthropologues et les ethnologues, des voyageurs, des historiens, des philosophes, des naturalistes, des géographes ont décrit les populations humaines telles qu’elles leur apparaissaient au cours de l’exploration des terres nouvelles. Ainsi Giovanni di Pian de Carpini en 1247, dans Historia Mongolorum, et Marco Polo en 1298, dans Il Milione, ont relaté leurs expériences auprès des populations asiatiques. Ont suivi les explorateurs des XVe et XVIe siècles, notamment Christophe Colomb, Amerigo Vespucci, Vasco de Gama, Fernand de Magellan… nullement intéressés par l’aspect scientifique de la découverte de ces nouveaux mondes, mais très attirés par la conquête des richesses des terres et des populations visitées, qui représentaient des « butins humains », à importer et à exhiber en Occident avec tout leur poids de curiosité. Parce que les navigateurs italiens étaient à la solde d’Espagnols et de Portugais, ces « butins humains » ne parvinrent que très marginalement en Italie. De ce fait, et contrairement à ce que les écrits nous relatent pour une grande partie de l’Europe sur l’exhibition des diversités humaines en provenance de mondes exotiques, l’Italie a été quasiment exclue de cette « tradition systématique de l’exposition du différent », même si les riches et puissantes familles de Venise, Gênes, Rome, Naples, Palerme étaient entourées de domestiques originaires du Proche-Orient, d’Afrique du Nord et du Sud saharien. On note toutefois une exception, avec la présence auprès des cours de la Renaissance italienne de nains et de bossus qui jouissaient de positions privilégiées et de luxueux appartements (tels ceux du Palais ducal de Mantoue). Rappelons que, dans l’Antiquité déjà, les Romains avaient des esclaves qui venaient d’Afrique mais bon nombre d’Africains et d’Arabes furent aussi empereurs ou condottieres, ce qui prouve l’indifférence portée alors à la « couleur de l’autre » 1. 1 Parmi ceux-ci, citons les empereurs Gordien Ier (159-238), Macrin (165-218), berbère, Émilien (207-253), “fuit autem Maurus genere”, donc maure, Philippe l’Arabe (204-249) et son fils Philippe II (238-249)… et, parmi les généraux, rappelons que Septime Sévère Le corps des autres comme curiosité Antonio Guerci 161 © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) Au XVIIe siècle, Abel Tasman décrit avec moult détails les types austra- lien et océanien qu’il avait côtoyés entre 1640 et 1648, lors de ses voyages au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. À la même époque, en 1642, Ulisse Aldrovandi, grand collecteur de « choses natu- relles » qu’il inventoriait dans son « cabinet de curiosités » à travers des milliers d’aquarelles représentant des animaux, des plantes, des minéraux et des monstres, énumère, dans Monstrorum historia cum paralipomenis historiae omnium animalium, les variations tératologiques des caractères humains, où les déformations morphologiques sont souvent associées à des formes ataviques animales. En 1684, une première classification des populations humaines est proposée par François Bernier dans Nouvelle Division de la Terre par les différentes espèces ou races qui l’habitent, où il envi- sage quatre « races » : européenne, africaine, asiatique et lapone (englo- bant les Indiens d’Amérique). En 1699, dans un ouvrage intitulé Orang-Outan, sive Homo Sylvestris : or, the Anatomy of a Pygmie Compared with that of a Monkey, an Ape, and a Man, Edward Tyson se consacre à l’étude de l’homme sur des bases quantita- tives à travers une analyse d’anatomie comparée avec d’autres animaux. Il y décrit dans le détail l’anatomie d’un Pygmée — il s’agissait en réalité d’un chimpanzé, Satyrus tulpii de la classification linnéenne — et affirme qu’il partage quarante-huit caractères physiques avec l’homme, et seule- ment trente-quatre avec les autres singes. C’est alors que l’on commence à disserter sur l’existence du « sujet moyen normal », en tant que réalité morphobiologique, ou, lorsque l’on nie cette nature, la dissertation porte sur la recherche de la normalité moyenne idéale, vers laquelle il faut tendre mais sans jamais pouvoir l’atteindre. Le XVIIIe siècle, un premier tournant En 1721, Antonio Vallisneri, dans Storia della generazione dell’uomo e degli animali, introduit des concepts sur les rapports entre ontogenèse et phylogenèse ; puis Georges-Louis Buffon, avec son Histoire naturelle, générale et particulière de l’homme publiée en 1749, décrit les diffé- rents groupes ethniques et relie, sans hésitation, l’intensité de la pigmen- tation cutanée au manque d’intelligence et de civilisation. Ainsi, la (146-211), libyen, devint empereur pour ses mérites. Ce furent plutôt les animaux qui attisèrent la curiosité des Romains sur la diversité. Les Venationes en sont le principal témoignage : de nombreuses espèces animales provenant des provinces de l’Empire furent exhibées et tuées pour le plaisir du public. C’est seulement à la fin du XIXe siècle que l’« exhibition humaine » prendra pied en Italie lors de l’expansionnisme colonial en Afrique orientale (1895-1941) et que se produiront les spectacles des cirques du Nord de l’Europe et des États-Unis. Zoos humains et exhibitions coloniales Aux origines d’un genre 162 © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) © La Découverte | Téléchargé le 08/08/2022 sur www.cairn.info via Université Catholique de Louvain (IP: 201.239.251.18) coloration du corps devient en Occident le uploads/Science et Technologie/ guerci-le-corps-des-autres-comme-curiosite.pdf
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- Publié le Jul 20, 2021
- Catégorie Science & technolo...
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