1 UN SAVANT CHINOIS EN TERRE D’ISLAM A propos de la rencontre entre le médecin

1 UN SAVANT CHINOIS EN TERRE D’ISLAM A propos de la rencontre entre le médecin et philosophe persan Râzî et un lettré chinois Dans sa Géographie humaine du monde musulman, André Miquel consacre toute une section aux écrits de langue arabe relatifs à l’Extrême-Orient et à la Chine, rédigés entre le IXe et le milieu du XIe siècle1. Ces écrits nous livrent de nombreuses et diverses informations. Cette lointaine contrée fait l’admiration des voyageurs musulmans dans de nombreux domaines, en particulier dans ceux de l’artisanat et des techniques (construction, tissage, etc.), au point qu’André Miquel écrit : «Le triomphe de la Chine, c’est l’artisanat, dont le thème est poussé jusqu’à la légende : Canton abrite un jardin merveilleux où fleurs et arbres sont tissés de soie. D’autres traits, plus réalistes, exaltent les prouesses techniques, comme la porcelaine, translucide à force de finesse, ou la passion collective pour l’art...»2. Les voyages des musulmans en Chine et leurs observations soulèvent la question des contacts entre ces deux civilisations et donc celle des éventuels transferts de sciences et de techniques. Cette question des diffusions de savoirs entre la Chine et le Moyen-Orient islamique, loin de faire l'unanimité entre historiens et anthropologues des sciences et des techniques, a provoqué et provoque encore de nombreux débats3. Joseph Needham a consacré, à partir des années 1940, ses recherches à l’histoire des sciences et des techniques chinoises. L'un des problèmes qui a retenu son attention et le passionna jusqu’à la fin de sa vie, fut la question des diffusions de techniques et des sciences de la Chine vers le reste de l'Eurasie et vers le Moyen-Orient musulman en particulier4. Il pensait que des techniques et des savoirs scientifiques chinois tels que la 1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du 11e siècle, Editions Mouton & EPHE, Paris, 1975, vol. II, chap. III, p. 71-126. 2 Ibid. p. 114-116. 3 voir par exemple, la position peu favorable aux diffusions de B. Gilles, Histoire des techniques, La Pléiade, Editions Gallimard, Paris, 1978, par rapport à celles développées par : J. Needham, La science chinoise et l’Occident, Editions du Seuil, Paris, 1969; A-G Haudricourt, La technologie, science humaine, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987; M. Lombard, Les textiles dans le monde musulman VIIe-XIIe siècles, Editions Mouton- EHESS, Paris, 1978; J. Gernet, Le monde chinois, Editions A. Colin, Paris, 1972. 4 D. Gazagnadou, Joseph Needham, un Taoïste d’honneur, Editions du Félin, Paris, 1991; J. Needham, Science and Civilization in China, Introductory Orientations, vol. 1, Cambridge University Press, Cambridge, 1954 et du même auteur, La science chinoise et l’Occident; G. Métailié, Avant-propos, in J.Needham, Dialogue des civilisations Chine-Occident, pour une histoire oecuménique des sciences, choix de textes et présentation G. Métailié, Editions La Découverte, Paris, 1991. 2 fabrication du papier, la xylographie, la polarité magnétique, la poudre à canon, l’acier, etc., s’étaient diffusés, par le biais du monde musulman, vers l’Ouest pour finalement atteindre l’Europe5. L’un des cas de diffusion les plus célèbres est celui de la technique de fabrication du papier6. En matière de diffusions, l’anthropologie cherche en premier lieu des indices permettant de démontrer qu’il ne s’agit pas d’inventions indépendantes. Elle se pose ensuite les questions suivantes : quels types savoirs scientifiques et de savoirs techniques ont pu se diffuser ? Dans quelles conditions ? Quelles furent les conséquences de ces diffusions ? Mais elle se pose également la question des obstacles à la diffusion. A cet égard, et dans le cas des contacts entre la Chine et le Moyen-Orient islamique, l’un des débats porte sur le fait de savoir si les langues arabe et chinoise furent ou non, au cours des périodes pré-modernes, des obstacles à la diffusion des sciences et des techniques. Afin de poursuivre ces débats, on se limitera ici aux relations entre la Chine, l’Iran et l’Iraq. Dans le domaine des diffusions entre l’Asie orientale et le Moyen- Orient, de par la situation géographique et l'histoire de ses relations avec la Chine, l’Iran occupe une position clef. Les contacts entre la Chine et l'Iran sont attestés bien avant la période islamique, que ce soit par la voie maritime - de Canton à Basra puis jusqu'à Bagdâd -, ou par la voie terrestre, de Chang'an, capitale impériale de la Chine, par les oasis d'Asie centrale, vers l'Iran oriental, la Caspienne, Rayy et Bagdâd7. Afin de reconsidérer ces problèmes de diffusions entre les civilisations islamique et chinoise, nous prendrons le cas - rare - du séjour d’un savant chinois à Rayy en Iran ou à Bagdâd et qui fait référence, non pas à la technologie, mais à la médicine. Ce cas, cité à plusieurs reprises par J. Needham8, est mentionné et extrait du fameux ouvrage arabe le Kitâb al-Fihrist d'Ibn al-Nadîm9. 5 J. Needham, Science and Civilisation in China, Introductory Orientations et La science chinoise et l’Occident, chap.2; voir aussi J. Gernet, Le Monde Chinois, p.326-332. 6 T. F. Carter, The invention of printing in China and its spread Westward, 1ère édition, 1925, The Ronald press Cie, New-York, 2ème édition, 1955; Ahmad Y. al-Hassan et Ronald Hill, Sciences et techniques en Islam, Editions Edifra-Unesco, Paris, 1991. 7 voir J. Gernet, Le monde chinois, p.250-253; Senri Ethnological Studies, n° 18, Osaka, 1986. 8 J. Needham, La tradition scientifique chinoise, Editions Hermann, Paris, 1974, p. 92. 9 Ibn al-Nadîm, Kitâb al-Fihrîst, Editions Dâr al-Masirat (éditeur M. R. Tajaddod), Beyrouth, 1988, p. 18-19. B. Dodge en a donné une traduction anglaise, The Kitâb al-Fihrîst of Ibn al-Nadîm, New-York, 1970. Nous proposons d’apporter quelques précisions à la traduction de certaines expressions du paragraphe qui nous intéresse içi :Qalam al-sîn. Dodge a en effet traduit l’expression : « [...] Kitâbata al-majmu'i [...]» par «Collective writing», il aurait été plus simple de la traduire par «cursive handwriting» c’est-à-dire «écriture cursive». Cette technique d’écriture chinoise, si cursive que seul celui qui a écrit, peut se relire, correspond effectivement à un mode d'écriture propre à la tradition des lettrés chinois. On remarquera d’ailleurs que Tajaddod, pourtant éditeur du texte arabe du Fihrist, dans sa traduction persane, ne traduit pas l’expression arabe, mais la laisse entre guillemets (voir, M. R. Tajaddod, Kétâb ol-Féhrest, Editions Amir Kébir, Téhéran, 1366 H). D’autre part, Dodge traduit la phrase : «[...] wa akthuruhum thânawiyyatan samaniyyatan [...]», par «et la plupart d’entre eux [les chinois] sont dualistes et des adorateurs du feu»; il est plus probable qu’il faille traduire par «et la plupart d’entre eux sont des adeptes de la théorie des deux forces» ou «du yin et du yang», car cette expression renvoie probablement, dans ce contexte, non pas, comme l'a cru Dodge, à un dualisme quelconque, mais à la théorie chinoise du yin et yang qui postule que «le monde est régi par cette alternance perpétuelle du yin et du yang» (H. Maspero, Le taoïsme et les religions chinoises, Editions Gallimard, Paris, 1971, p. 67-68). Il n’est pas interdit de penser que ce savant chinois venu s’installer chez Râzi était un taoïste, car nous possédons un témoignage du début du XIIIe siècle qui rapporte le voyage de moines taoïstes près de Samarqand, répondant à une invitation de Gengis Khân (A. Waley, The travel of an alchemist. The journey of the 3 Ibn al-Nadîm (mort en 995 ou 998), libraire et bibliographe de Bagdâd est une source relativement sûre10. Il rédigea son ouvrage en 988. On trouve dans le livre d'Ibn al-Nadîm plusieurs mentions de la Chine mais l’une d’entre elles est particulièrement intéressante car elle relate une rencontre entre le médecin et philosophe persan Muhammad Zakariyâ’ al-Râzî (854-925/935) et un savant chinois, à la fin du IXe siècle ou au début du Xe siècle. Ibn al-Nadîm écrit : «Muhammad Zakariyâ’ Râzî a rapporté : un chinois [médecin ou lettré versé dans la science médicale] est venu chez moi, a passé environ une année à mes côtés, a appris en cinq mois la langue et l’écriture arabe jusqu’à en avoir une grande maîtrise, [...] et alors qu’il désirait rentrer dans son pays, il me dit qu’il souhaitait que je lui dicte 16 livres de Galien qu’il recopierait [...] Je proposais à quelques uns de mes étudiant de se joindre à ce projet [...] ». Si ce texte prouve l’existence de contacts entre les mondes chinois et musulman, il soulève un certain nombre de questions. Corrigeons un détail anecdotique rapporté par Ibn al-Nadim : apprendre l'arabe en six mois relève de l'exagération surtout qu'il s'agit d'un arabe savant devant permettre la compréhension de textes médicaux et philosophiques. Ce détail corrigé, il ne s'agit pas de mettre en doute l'ensemble du récit, les autres éléments sont trop précis pour être fantaisistes. A l'époque où se situe cette rencontre, Râzi exerce la médecine probablement à Bagdâd11. Qu'à cette époque il y ait des contacts entre les savants persans et le monde chinois ne peut a priori étonner car l'expansion islamique avait mis en contact le monde musulman avec la Chine dès le milieu du VIIIe siècle12. L'apprentissage de la langue arabe par un lettré chinois permet de uploads/Science et Technologie/ un-savant-chinois-en-terre-d-islam-a-propos-de-la-rencontre-entre-le-medecin-et-philosophe-persan-razi-et-un-lettre-chinois.pdf

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