[Version préliminaire – réf. de la version parue : Grossmann, F. (2017). Object
[Version préliminaire – réf. de la version parue : Grossmann, F. (2017). Objectivité scienti- fique et positionnement d'auteur. In Schnedecker, C. et Aleksandrova, A. (dir.), Le doctorat en France : mode(s) d'emploi, Bruxelles, pp.97-112. Grossmann Francis Lidilem, E.A. 609 Univ. Grenoble Alpes Objectivité ne signifie pas impartialité mais universalité Raymond Aron (Introduction à la philosophie de l’histoire) Objectivité scientifique et positionnement d’auteur 1. Introduction Tout jeune chercheur impliqué dans une recherche destinée à être communiquée à d’autres, que ce soit avant, pendant ou après le doctorat, endosse à un moment donné de son parcours un rôle d’auteur scientifique. Cette place nouvelle n’est pas facile à occuper, en raison de la double contrainte qu’elle provoque. Être auteur, dans les représentations collectives, c’est imprimer sa marque ou son style, et donc faire preuve de personnalité, sinon d’originalité ; mais être scien- tifique, c’est plutôt, selon l’image qu’on s’en fait généralement, faire preuve d’objectivité, ce qui dans les représentations sociales implique une suspension du jugement, avec comme corré- lat une forme d’effacement énonciatif : l’auteur scientifique devrait, selon la formule, laisser les faits parler d’eux-mêmes, plutôt que d’exprimer son propre point de vue. Si de nombreux travaux (Rinck, 2010 pour une synthèse) ont permis de montrer que la mise entre parenthèses de toute subjectivité dans les textes scientifiques relevait du mythe, il reste néanmoins difficile pour l’apprenti chercheur d’affirmer un positionnement propre en respectant les conventions de l’écriture scientifique, d’ailleurs loin d’être homogènes d’une discipline à l’autre (et même d’un auteur à l’autre). Dans ce qui suit, nous nous efforçons de préciser d’abord la nature de ce que l’on nomme objectivité scientifique, puis nous définirons quelques-unes des formes que prend le positionnement d’auteur, en regard de notions apparemment antonymiques, comme celles d’effacement énonciatif, ou d’absence de point de vue. Il s’agit au bout du compte de fournir quelques éléments pouvant aider à mieux comprendre la nature de l’écriture scientifique. 2. Qu’est-ce que l’objectivité scientifique ? Le Petit Robert définit l’objectivité comme étant « la qualité de ce qui donne une représentation fidèle d’un objet ». Le même dictionnaire mentionne en premier lieu, pour illustrer cette défi- nition, l’objectivité scientifique, la science incarnant l’idéal ultime d’objectivité. Il nous renvoie ensuite à impersonnalité, ce qui peut laisser croire que l’objectivité exige une mise entre paren- thèse de la personnalité de l’observateur, et par conséquent, de celle du locuteur ou du rédacteur qui rend compte de la réalité observée. On voit comment on peut glisser imperceptiblement de la notion de « représentation fidèle » à celle d’une forme de désengagement de l’énonciateur. Or, il suffit de réfléchir un instant pour se rendre compte que la relation entre les deux notions n’est pas aussi évidente qu’elle n’y paraît. Ainsi, je peux proférer une bêtise en effaçant toute trace apparente de subjectivité dans une assertion, comme par exemple : (1) Tous les Anglais sont roux. A l’inverse, il est aussi possible de faire un constat scientifique sans gommer le fait qu’il émane d’un individu particulier. Admettons qu’un extra-terrestre fasse une enquête sur les humains, et constate que, dans une partie de ce monde, nouveau pour lui, il existe une nation, l’Angleterre, dont les quelques habitants qu’il y a vus sont roux. Dans son rapport, il écrit : (2) J’ai vu quelques spécimens humains de la nation anglaise. Ils étaient roux. La phrase (2) est-elle plus ou moins objective que la phrase (1) ? La réponse semble couler de source : c’est bien la phrase (2) qui est la plus fidèle à la réalité observée, justement parce qu’elle évite toute généralisation hâtive, et se limite à rapporter le point de vue de l’observateur, explicitement présent dans l’énoncé, à travers le je. L’utilisation du verbe voir signale en outre le moyen par lequel l’observateur a recueilli l’information qu’il transmet1 (nous savons qu’il est parti d’un constat visuel). Le fait que l’énonciateur soit explicitement présent dans l’énoncé n’est donc pas forcément un handicap, il peut même, à l’inverse, permettre de fournir des pré- cisions utiles pour rendre compte « objectivement » de la réalité. Qu’est-ce qui peut expliquer alors cette confusion, souvent faite, entre objectivité et impersonnalité ? Pour répondre à cette question, il faut en venir au deuxième sens mentionné par le Petit Robert, à savoir « l’attitude d’esprit d’une personne objective, impartiale ». Le dictionnaire renvoie, cette fois au mot neutralité, ce qui peut à nouveau nous induire en erreur, puisque le sens du mot semble conduire l’énonciateur à ne pas prendre parti dans un sens ou dans un autre. Or, en ce qui concerne le scientifique, il arrive qu’il parvienne, à l’issue du processus de recherche, à une conclusion ferme, qui ne correspond donc pas à ce que l’on appelle neutralité. En revanche, le renvoi à l’impartialité apparaît mieux justifié, malgré la réserve formulée par Raymond Aron mise en exergue, si on la comprend comme une sorte de table rase préalable de ses propres préjugés, et non pas comme le refus de prendre parti au bout du compte : l’impartialité implique la capacité à ne pas avoir de parti pris préalable à l’examen des faits ou des données empiriques. Il s’agit donc, autant qu’il est possible – car il est difficile même au scientifique de faire abs- traction totalement de ses convictions personnelles – de ne pas fausser la démarche d’enquête menée par des jugements pré-établis. Ces jugements pré-établis, on peut les débusquer parfois dans des formules comportant des présupposés (exemple 3), présentée comme une vérité ad- mise alors qu’elle ne l’est pas : (3) On le sait, tous les Anglais sont roux. Mais une autre raison a pu conduire à confondre objectivité et impersonnalité, comme l’illustre l’exemple (4) : (4) Je pense que tous les Anglais sont roux. 1 Les langues naturelles utilisent des moyens diversifiés pour préciser la source des informations recueillies. Cette problématique est connue en linguistique sous le nom d’évidentialité. L’utilisation d’un verbe d’opinion à la première personne, dans une telle phrase, signale son caractère subjectif. Le mot subjectivité, entendu dans ce sens-là, est bien un antonyme de celui d’objectivité, dans la mesure où l’individu qui asserte (4) ne fait qu’exprimer sa propre opinion, sans l’étayer sur des éléments extérieurs à lui. Il en irait autrement si (4) était présenté comme un point de départ, une simple hypothèse soumise à examen. On peut donc admettre, avec Vermersch (2008, p.161) que « l’objectivité implique d’abord un état de séparation, une mise à distance entre le sujet et l’objet ». Une connaissance sera dite objective si les méthodes par lesquelles elle a été élaborée peuvent être autonomisées du sujet qui la présente ou l’exprime. Cette objectivation recourt à des moyens et des instruments diffé- rents selon les disciplines : formalisation mathématique, instrumentation technique permettant le recueil des données, protocoles standardisés, etc. Peu importe alors que le sujet utilise le je, le nous ou le on pour expliquer la démarche mise en œuvre, ou même qu’il semble s’effacer complétement pour mettre en avant la manière dont la démarche est mise en œuvre, c’est bien cette dernière, et elle seule, qui permet d’en garantir, autant que faire se peut, l’objectivité. C’est ce qu’ont fait, par exemple, les anthropologues linguistes issus de l’école de Boas ou de Sapir, lorsqu’il s’est agi de décrire les langues amérindiennes ; les procédures distributionnelles mises au point partaient moins de postulats théoriques que de la nécessité de trouver une mé- thode que chaque enquêteur puisse reproduire, de manière à ce que les données puissent être comparées. Cependant, comme le remarque encore Vermersch (ibid., p.161-162), l’objectivation est plus difficile à garantir dans les sciences humaines et sociales, du fait que « la représentation et la modélisation des phénomènes humains peuvent difficilement s’affranchir du point de vue ori- ginel du sujet connaissant ». La démarche de l’ethnologue, qui effectue sa recherche en s’immergeant dans un groupe humain et en pratiquant l’observation participante illustre parfai- tement cette difficulté. Il a besoin, pour la nécessité même de son enquête, de s’approcher au plus près des sujets qu’il observe, risquant d’être victime du « paradoxe de l’observateur » tel que l’a analysé le sociolinguiste Labov2. En sciences humaines, il faut « faire avec », en accep- tant de considérer avec le recul nécessaire certaines des observations effectuées, y compris à travers des démarches outillées ou standardisées. Ceci étant, il ne s’agit là que d’une tendance plus forte que celle que l’on rencontre dans toutes les sciences : la partie discussion, telle qu’elle figure dans le plan IMMRaD3 des articles des disciplines expérimentales peut inclure des re- marques concernant les biais de l’observation (la manière de procéder de l’expérimentateur pouvant d’ailleurs être l’un d’entre eux). L’objectivation ne se réduit donc pas à l’ensemble des procédés et techniques standardisés utilisés, même si ceux-ci sont nécessaires ; elle comporte forcément une analyse critique portant sur l’ensemble de la démarche de recherche, permettant d’en cerner les limites et les biais, et donc d’établir aussi précisément que possible la nature exacte des résultats obtenus. 3. Le style scientifique : de l’ethos à la uploads/Science et Technologie/grossmann-francis-objectivite-scientifique-et-positionnement-d-x27-auteur-prelim.pdf
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- Publié le Sep 05, 2022
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