1 L’Armée française face aux nouvelles blessures de guerre : la réorganisation
1 L’Armée française face aux nouvelles blessures de guerre : la réorganisation du Service de Santé des Armées autour des notions de blessure psychique et de « stress post-traumatique » Par Antony Dabila, ATER à l’Université Lyon-III-Jean Moulin et membre du Centre Lyonnais d’Etudes de Sécurité Internationale et de Défense (CLESID) Introduction : le syndrome de stress-post-traumatique et la réaction de l’Etat La reconnaissance d’un nouveau trouble psychiatrique après la guerre du Vietnam, par l’armée américaine et la communauté psychiatrique mondiale1, a entrainé l’introduction de nouvelles pratiques au sein de l’armée française. L’envoi des premiers psychiatres au sein des unités lors de la guerre du Golfe, puis la reconnaissance officielle du nouveau trouble et les diverses tentatives de « préparation mentale » pour faire face au trauma ont été mené de manière dispersée par les divers organismes en charge de l’entrainement, de la conduite au combat et de la prise en charge médicale et financière des soldats. Trois lignes principales se dégagent dans cette logique. La première est financière et administrative, et aboutit à la reconnaissance effective du trouble (souvent baptisé PTSD, selon l’abréviation de Post Traumatic Stress Disorder), en janvier 1992, du syndrome comme « blessure de guerre » et ouvre le droit à une indemnité comparable à celle des blessés « physiques »2. En l’absence d’accident de travail dans les forces armées, le ministère n’avait d’autre choix que de reconnaitre le traumatisme de guerre comme une « blessure psychique ». C’est là un premier acte rhétorique qui aura des implications importantes et constitue jusqu’à aujourd’hui une ressource dans le « répertoire d’actions » des acteurs, modelant leur comportement face à la crise psychique et participant à la définition et l’évolution de la perception du syndrome. 1 En particulier grâce à la publication du DSM-III en 1980. 2 Voir le « Décret du 10 janvier 1992 déterminant les règles et barèmes pour la classification et l’évaluation des troubles psychiques de guerre », dans le Journal Officiel. 2 La seconde est éthique et opérationnelle. Elle se traduit par une importance accrue de la prise en charge des soldats sur le terrain d’opération même. Selon le principe d’« immédiateté », édicté par le psychiatre américain Salmon lors de la Première Guerre mondiale3, le soldat est mieux pris en charge lorsqu’il n’est pas trop éloigné de son unité et ne ressent pas la « fin de mission » avec trop de brutalité. La confirmation empirique de ce principe, bien attesté, est que plus les soldats sont évacués rapidement du théâtre d’opération extérieure, plus le traumatisme est fréquent parmi eux. Bien que l’on ne comprenne pas exactement pourquoi, le choix a donc été fait d’envoyer une cohorte de psychologues et psychiatres directement auprès des unités combattantes, et de les traiter le plus rapidement possible. Généralement pris en charge à la base, les psychiatres peuvent aussi accompagner les unités sur le terrain et être présents lors d’un engagement armé. Placés sous l’autorité des officiers, les psychologues et les psychiatres de l’armée, habituellement sous l’autorité du Service de Santé des Armées (SSA), sont placés dans une situation délicate, car ils ne sont pas décisionnaires en matière de santé mentale. Toute décision d’évacuation ou maintien sur site est prise, en dernier ressort, par l’officier en charge, ce qui a été source de divergences et donc de conflits entre commandement et personnel soignant. Enfin, cette évolution du rôle des psychologues et de la nature de la prise en charge des « blessés psychiques » a été l’occasion de créer une multitude d’agences dépendant du ministère de la Défense et de réorganiser en profondeur les services préexistants, ayant montré leurs limites dans la gestion du stress post-traumatique. En particulier, la crise ouverte en aout 2008 par l’embuscade d’Uzbeen, ayant provoqué la mort de dix soldats et la mise hors combat de vingt-et-un autres (de loin l’engagement le plus meurtrier depuis la fin des guerres coloniales), a provoqué une réaction vive de l’Etat et la réorganisation énergique de ses services psychologiques et psychiatriques. C’est ce réaménagement très progressif de, puis très rapide conséquemment aux pertes et aux dysfonctionnements constatés après Uzbeen que nous examinerons plus précisément dans cette intervention. Notre propos portera plus précisément sur la troisième logique à l’œuvre dans cette modification de la perception des besoins sanitaires du soldat. L’hypothèse sous-jacente étant ici que la prise en compte du syndrome de stress post-traumatique doit être entreprise sous l’angle d’une triple logique, à la fois morale et sanitaire (prise en compte croissante des souffrances des soldats), financière (réduction des coûts de prise en charge et optimisation des procédures opérationnelles), et enfin stratégico-tactique (perfectionnement des procédures de combat et opérationnelles), ayant entrainé la réorganisation administrative afin de gérer une ressource devenue rare et précieuse (i. e. les soldats, beaucoup plus entrainés de nos jours et dont la perte a un prix politique très important). Nous pourrons ainsi répondre à la question : comment l’Etat français s’est-il adapté à la modification des attentes dans le domaine de la santé mentale, que l’on peut qualifier de psychologisation du trauma, de la souffrance et de la société de manière plus générale4. 3 Salmon, 1917. 4 Sur ce point voir Fassin, 2011, ainsi que Romano & Cyrulnik, 2015. 3 I La cristallisation institutionnelle du PTSD dans l’armée française L’approche occidentale de la condition du soldat, débutée avec la reconnaissance du syndrome de stress post-traumatique, peut être envisagée comme une nouvelle déclinaison de l’approfondissement des « mœurs démocratiques » selon la terminologie de Tocqueville5. Elle conduit à favoriser à la fois le bien-être et l’égalité devant le soin et la douleur, aussi bien entre soldats et officiers qu’entre militaires et civils. Une fois devenu norme dans la société, le reflux de la souffrance ne pouvait manquer de se répercuter sur l’éthique martiale. Ce phénomène est particulièrement visible dans les textes officiels énonçant les principes devant inspirer le commandement. Tout abus d’autorité entraînant d’inutiles douleurs y est fermement proscrit, à la fois au nom de la « dignité » et de l’efficacité : « Les subordonnés sont avant tout des hommes. À ce titre, ils ont un droit imprescriptible à être considérés conformément aux exigences de la dignité humaine. Les subordonnés ne doivent donc jamais être traités comme on n’admettrait pas de l’être soi-même. […] Dans l’armée professionnelle, tous doivent être considérés comme égaux dans l’engagement et les motivations. Subordonnés et chefs sont avant tout des frères d’armes. Citoyens consentant à servir sous une autorité recevable et justifiée dans la mesure où elle est indispensable à la mise en harmonie des efforts individuels, les subordonnés seront d’autant plus prêts à obéir à leur chef qu’ils en auront fait le choix délibéré, en hommes libres »6. Les bases théoriques du stress post-traumatique7 ont été le soubassement intellectuel sur lequel se sont instaurées les institutions chargées d’apporter les soins aux soldats souffrant de PTSD. La grande différence est avec les précédentes théories de la « névrose de guerre », du shell shock ou de l’obusite, est que le mal né des suites de la guerre du Vietnam8 s’incarne non pas dans une folie subite et immédiatement incapacitante, mais dans des troubles moins « visibles » et pouvant se manifester après une période de « latence », allant de quelques mois à plusieurs années, voire décennies. Les troubles liés aux combats étaient donc désormais de quatre types : _ Immédiats et aigus, ce pour quoi l’armée était bien dotée et prenait déjà largement en charge. _ Immédiats et plus légers, névrotiques pour reprendre la terminologie d’Henry Ey, précédemment non-reconnus comme pathologie médicale et combattus grâce à des mécanismes traditionnels : soutien entre camarades et des officiers, recours aux aumôniers, conseils du médecin d’unité, recours à l’alcool ou aux autres drogues. _ Différés et aigus, ce que l’armée ne reconnaissait pas comme liés au combat et refusait de prendre en charge. _ Différés et névrotiques, qui furent les derniers rapprochés de l’expérience de guerre et pleinement reconnus à partir de la guerre du Vietnam et l’ajout du PTSD au DSM-III. Ce sont ces derniers qui posent le plus de problèmes, car la part du substrat mental, c’est-à-dire la présence éventuelle de troubles présents chez le sujet avant le combat, et l’effet des expériences traumatiques dans le développement du trouble est extrêmement difficile à établir. 5 Tocqueville, 1981, pp.161-163. 6 L’exercice du commandement dans l’armée de Terre, 2016, p.24. Nous soulignons. 7 Pour une discussion en profondeur, voir Young, 1995. 8 Lifton, 1973. 4 Selon la compréhension de la définition du PTSD, celui-ci peut soit inclure les quatre acceptations, soit uniquement la dernière (c’est le cas de la CIM-10 par exemple9) soit la deuxième et le quatrième (comme le DSM10). Certaines définitions ou compréhensions semblent prendre en compte l’ensemble des quatre acceptations, ou simplement les trois dernières. On aperçoit ici les problèmes que pose l’ambiguïté fondamentale du PTSD notée par Allan Young, créée par la juxtaposition des trois notions elles-mêmes difficilement déterminables, constatables ou quantifiables : le stress, le trauma et la latence11. Nous souhaitons ici en dehors de tout uploads/Sante/ a-dabila-l-x27-arme-e-franc-aise-face-aux-nouvelles-blessures-de-guerre-absp.pdf
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- Publié le Aoû 26, 2021
- Catégorie Health / Santé
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