Marcel Detienne L’identité nationale, une énigme Gallimard Anthropologue compar

Marcel Detienne L’identité nationale, une énigme Gallimard Anthropologue comparatiste, Marcel Detienne pratique l’analyse anthropologique et comparée des mythes et des sociétés (Johns Hopkins University & École des Hautes Études, sciences religieuses, Sorbonne). Dans une proclamation de 1610, Jacques Ier se plaint de ce que plus rien « n’est maintenant épargné par la recherche », ni « les plus grands mystères de la Divinité », ni « les mystères les plus profonds tenant à la personne ou à l’état de Roi et de Princes qui sont des Dieux sur terre », et que des hommes incompétents « puissent librement patauger avec leurs écrits dans les plus profonds mystères de la monarchie et du gouvernement politique ». ERNST H. KANTOROWICZ, Mourir pour la patrie1 1. Trad. de l’américain et de l’allemand par Laurent Mayali et Anton Schütz, Paris, PUF, 1984, p. 81. Chapitre premier ENTREVOIR L’identité nationale, énigme ou mystère ? La question se pose, et dans la cour des grands. Évoquer un mystère à propos de l’identité nationale semble étrange, et je veux m’en expliquer sans attendre. C’était en 2002, à l’occasion de la réception d’un académicien historien par un autre, chargé, comme il est d’usage, de lui répondre. S’adressant à Pierre Nora, René Rémond, venu lui aussi des sciences politiques, le félicite d’avoir bâti une œuvre autour d’une question majeure : la singularité de la nation française, et d’avoir été habité si longtemps par une interrogation anxieuse sur « le mystère des identités nationales1 ». En 2007, une nation qui fait partie de l’Europe, comme tant d’autres, décide de créer un Ministère de l’identité nationale. Intrigué par l’emploi du mot « mystère », d’autant plus que, confusément, il me semblait pertinent, je me suis demandé comment il convenait de l’entendre. S’agissait-il, comme l’indique Le Robert, de « cérémonies en l’honneur d’une divinité accessible aux seuls initiés » ? D’évidence, non, sans quoi l’auteur du discours sous la Coupole aurait parlé de la nation au lieu de l’identité nationale. En pareille circonstance, « mystère » ne semble pas davantage avoir de connotation chrétienne qui désignerait comme un secret dans le domaine de la foi ; ne parlait-on pas autrefois du « mystère de la Trinité » ou, à propos de l’office catholique de la messe, du « Saint Mystère » ? Il y aurait alors dans le national un je-ne-sais-quoi d’inexplicable pour la raison humaine, celle de l’historien qui est aussi la nôtre. Sans préjuger de la signification que lui assignait l’orateur en ce moment de grande émotion (ne parle-t-il pas du « trait de génie » du nouvel académicien ?), il n’est pas impossible que ce terme de « mystère » veuille indiquer quelque chose de profond, de caché et d’obscur qui serait au cœur de l’« identité nationale », en soi — dirions-nous. Quant à la pertinence de la formule, je tiens, en lecteur attentif, qu’elle éclaire très directement la complexité d’une notion comme celle d’identité dont chacun, singulièrement en Europe aujourd’hui, reconnaît immédiatement qu’elle évoque l’idée de « nationalité ». Une idée, souvent objectivée par une carte très matérielle, identifiant un individu, qu’il soit d’Italie, d’Allemagne ou de France, une « personne » sentie comme plus ou moins inséparable d’une culture, d’une histoire, voire d’une mission ou d’un destin. Il semble que les notions d’identité et de nation, pour familières qu’elles soient, contiennent en elles une complexité et une richesse conceptuelles qui devraient éveiller la curiosité intellectuelle des anthropologues et des historiens pour lesquels les mots, les croyances et les représentations partagées posent des problèmes et font naître des questions d’intérêt général. Par exemple, avant d’y revenir plus longuement, pourquoi des êtres humains s’attachent-ils à certaines croyances ou idées plutôt qu’à d’autres ? IDENTITÉ Aujourd’hui, l’identité paraît tellement obvie que ne pas en avoir, ou n’en rien savoir, ne pourrait être que le fait d’un sot ou d’un étourdi. Le détour par l’analyse des mots est peut-être le raccourci le plus sûr pour commencer à dessiner une première configuration de l’identité autant que de la nation. Un dictionnaire intelligent comme Le Robert dévoile en quelques lignes la double signification de ce que recouvre le mot « identité », comme équivalent de la « même chose » ou de « mêmeté », en plus abstrait. La première signification est de jurisprudence et de droit ; elle conduit vers l’objet matériel, appelé « carte d’identité » en certaines provinces de l’Europe. Tandis que la seconde valeur sémantique évoque la conscience qu’une personne a d’elle-même, ce que c’est que d’être soi, en somme le sentiment d’identité personnelle d’un individu contemporain, pressé au quotidien de cultiver l’identité du soi le plus « personnalisé ». Il n’est pas indispensable d’être né avant la Seconde Guerre mondiale pour savoir ce que veut dire l’interpellation « vos papiers ! », en Europe, avec ou sans frontières nationales. « Identité » renvoie, Le Robert insiste, à la reconnaissance d’une personne en état d’arrestation, d’un prisonnier évadé, d’un cadavre... C’est un mot technique de la médecine légale entre le vif et le mort, entre « être identifié » et, par exemple, s’identifier à soi ou à un autre, voire à autre chose à venir, qui sait ? Il est bon pour le vivant de ne pas oublier qu’il y a « identité » quand un squelette est soumis à l’examen des services de la police judiciaire pour savoir s’il est bien celui de tel individu, distinct de tous les autres. À ce stade de l’enquête, il n’est nul besoin de relever les indices qui permettraient de connaître quelle conscience cette « personne » a eue d’elle-même. L’identité physique soumise à identification nous semble brutale et grossière ; elle est cependant première et fondamentale, quelles que soient les sophistications technologiques. C’est elle qui fait loi quand il s’agit d’établir ce que nous appelons la « nationalité », qu’elle soit ou non une composante de la « personne ». NATION Il en va de la « nation » comme de l’identité. L’idée en est à la fois simple et riche en plis, en arrangement de plis. Nation s’origine dans naître et naissance, laquelle réclame un lieu et un agent créateur. L’Indigène ou le Natif font écho à l’Autochtone comme famille, race et lignée se déclinent entre elles. En concurrence avec gent et race, nation désigne un ensemble d’êtres humains caractérisé par une communauté d’origine, de langue et de culture. En 1668, La Fontaine parle de la nation des belettes, qui est une race animale, comme aujourd’hui l’on pourrait dire la gent historienne. Il est intéressant de noter que la nation peut aussi désigner une colonie de marchands en pays étranger. Au XVIIIe siècle, la nation- naissance indigène s’affirme en personne juridique constituée par un ensemble d’individus. Le 23 juillet 1789, par exemple, elle s’incarnera dans le Tiers État, tout en étant hypostasiée en « souveraineté », à la place de la royauté. Certes, la nation ne peut se confondre avec ce que l’État entend être. Elle implique en effet une espèce de spontanéité, essentielle à la force du Peuple, avec ses sentiments et ses passions. On le voit déjà, les plis du mot « nation » sont nombreux et ils se déploient selon les différentes manières de « faire du national », en Assemblée qui se dit constituante, avec treize colonies comme celles de l’Amérique initiale sans jamais parler de nation, et, surtout, en mobilisant ici et là de riches sentiments, parfois qualifiés de « primordiaux », comme les liens à un lieu de naissance ou d’origine, à un milieu parfois dessiné par des ancêtres, ou encore à un paysage unique, façonné par des morts, qu’ils soient grands ou non. On parle volontiers d’« attachement à une terre, une maison, un village, une petite patrie » pour expliquer l’engagement national, tout ce qui relève de l’imaginaire collectif à l’entour du statut de citoyen, selon qu’il est défini à tel moment de l’histoire, en accord avec telle forme de l’État-nation ou de la nation en devenir d’État. Le national peut être léger comme il l’est devenu en Italie ou en Allemagne ; il se fait lourd et pesant ailleurs, comme en France ou en Pologne, par exemple. Disons de suite qu’il serait présomptueux d’assigner à la nation — et dans ce cas ce serait à son essence — une connivence étroite avec l’avènement des sociétés industrielles, sous prétexte qu’elles sécrètent l’anonymat de tous les citoyens et imposent l’apprentissage scolaire d’une culture fortement centralisée et diffusée à travers un langage normalisé. Si la « conscience nationale » se fait parfois « volonté générale », elle ne surgit pas de la décision singulière de l’État, elle se façonne, souvent lentement, grâce à un enseignement d’histoire et par référence à un ensemble de traditions, d’autant plus savantes qu’elles se disent populaires. L’histoire « nationale », hier et aujourd’hui, est, on le sait, un genre narratif très prisé et fort efficace pour donner forme et contenu à de l’« identité nationale ». Nous y reviendrons longuement, car c’est, dans l’Europe contemporaine, le royaume de uploads/Societe et culture/ lidentite-nationale-une-enigme-detienne-marcel 1 .pdf

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