Mondher AYARI1 L’ART DE L’IMPROVISATION DANS LES MUSIQUES DU MAQÂM Résumé La pr

Mondher AYARI1 L’ART DE L’IMPROVISATION DANS LES MUSIQUES DU MAQÂM Résumé La production musicale, en particulier dans les cultures de tradition orale du bassin méditerranéen, ne se réduit pas à une simple adéquation à la théorie : elle conserve une part de singularité propre, qui en constitue la richesse essentielle. Un tel corpus aussi complexe et divers n’a pas encore fait l’objet d’une étude générale : la multiplicité des productions singulières qui le constituent est a priori un obstacle à la vision synthétique que nous voulons en avoir dans le cadre du projet CréMusCult2. L’articulation méthodologique se fonde sur une série d’allers et retours entre enquête anthropologique/expérimentation psychologique d’un côté, et analyse musicale/modélisation cognitive de l’autre. Plusieurs traditions et répertoires musicaux du bassin méditerranéen – en particulier la Grèce, la Turquie, le Proche-Orient jusqu’au Maghreb – seront pris en considération selon une perspective conjointement synchronique (comparatiste), accessoirement diachronique (du début du XXe siècle à nos jours). Elle interroge l’impact de l’oralité sur le rapport subjectif à la création et à l’objet artistique, et comporte la mise en place de plates-formes informatique et multimédias. 1 Mondher Ayari est maître de conférences à l’Université de Strasbourg et chercheur associé à l’Ircam-CNRS à Paris. Il a publié, entre autres, des essais aux éditions L'Harmattan tels que L'écoute des musiques arabes improvisées : essai de psychologie cognitive de l'audition. En tant qu’éditeur, il a publié trois anthologies intitulées De la théorie à l'art de l'improvisation : analyse de performances et modélisation musicales, Musique, Signification et Émotion, et Les corpus de l’oralié publiées chez Delatour-France, dans la collection « Culture et Cognition Musicales ». 2 CréMusCult est un projet de recherche financé par l’ANR (Appel d’offre « Création »). Le projet porte sur la Créativité/Musique/Culture : analyse et modélisation de la créativité musicale et de son impact culturel. Pour plus de détails, voir : http://recherche.ircam.fr/equipes/repmus/ayari/ANR/ CreMusCult/Partenaires.html. 16 Penser l’improvisation 1. Détermination de pertinences Cette étude a pour objectif de concevoir une modélisation formelle et cognitive de la musique improvisée (les musiques du maqâm en particulier). Il s’agit de créer un programme informatique qui permet d’effectuer des analyses computationnelles, visualisant un large éventail de caractérisations musicales3. La spécificité de cette recherche pluridisciplinaire rend le modèle informatique apte à dégager des logiques de perception et de compréhension de la musique du maqâm rendant compte avec pertinence des conduites d’écoute des auditeurs et des stratégies créatives des musiciens. Ainsi, l’environnement informatique simulera (a) les processus de structuration et de segmentation de la musique et ceux qui sont influencés par la reconnaissance sur la base de schémas culturels ; et (b) l’impact de l’expertise des auditeurs sur les processus de la perception et de la compréhension musicales. Le volet expérimental de cette recherche pose une hypothèse centrale selon laquelle les patterns rythmiques et mélodiques dans une séquence musicale entendue qui correspondent aux schémas de connaissances acquises, pourraient activer ces schémas qui affecteraient à leur tour, de façon descendante et dynamique, l’opération des processus d’organisation musicale : organisations séquentielle et hiérarchique. L’auditeur, pour analyser la structure du maqâm (dans sa forme improvisée), implique des processus de réduction musicale et de segmentation qui opèrent à la fois sur la base d’informations sensorielles de façon « ascendante » et sur la base de connaissances acquises sur les notions théoriques du système musical de façon « descendante », allant d’un pattern d’événements bien connu (degré stable, motif mélodique, geste de clôture, etc.) à des formes d’enchaînement de sections plus complexes. Il y aurait ainsi une interaction dynamique entre l’analyse des données d’entrée et l’influence des connaissances culturelles dans la façon dont une séquence musicale est organisée. Il s’agit d’aborder ces processus des points de vue de l’analyse musicale, de l’ethnomusicologie cognitive et de la modélisation informatique en termes de découverte de patterns musicaux pour comprendre l’émergence des attentes auditives sur le cours et l’aboutissement du temps musical. Le programme de recherche sur le terrain repose sur l’enquête pour permettre (a) le collectage des données ethnographiques ; (b) l’analyse comparative et stylistique des connaissances musicales du secteur méditerranéen ; et (c) la vérification, auprès des informateurs clés sur le terrain, des hypothèses avancées 3 Cf Mondher AYARI, et Olivier LARTILLOT, « Cultural impact in listeners’ structural understanding of a Tunisian traditional modal improvisation, studied with the help of computational models », Journal of Interdisciplinary Music Studies, 5/1, 2011, p. 85-100 et « Comparer réactions d’auditeurs et prédictions informatiques », dans Jean-Marc, CHOUVEL, et Xavier, HASCHER (éds), Esthétique et Cognition, Publication de la Sorbonne, Série Esthétique, 17, Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 403-419. L’art de l’improvisation dans les musiques du maqâm 17 dans le cadre de cette étude sur les processus psychologiques mis en œuvre dans l’écoute de la musique improvisée du maqâm. Des missions de recherche ont été réalisées dans les pays du bassin méditerranéen (la Tunisie, le Maroc, la Turquie et la Grèce) pour (a) étudier la performance technique en temps réel ; (b) comprendre l’impact de la modernité et de la globalisation sur les processus de création musicale ; et (c) élucider les contextes stylistiques et les modèles de composition mis en jeu dans la création des œuvres orales improvisées. Il s’agit d’interroger les maîtres de l’art et les musiciens créateurs sur des questions générales concernant le rapport de la culture et de la tradition avec des conceptions esthétiques, sémantiques et compositionnelles. Notre intérêt majeur s’oriente, selon l’expression de Bernard Lortat-Jacob, sur le vécu et la profondeur sémantique de tout ce que le musicien peut dire sur sa musique et sur son art ; formulations métaphoriques, verbalisations diverses, etc. Voilà autant de références symboliques, esthétiques et cognitives à recueillir, à analyser et à implémenter dans le modèle informatique CréMusCult. Il importe de souligner que nous ne nous intéressons pas à toutes les musiques des pays du bassin méditerranéen : ce serait trop ambitieux et excéderait les limites de notre recherche. Et il s’agit moins de décrire ce que les gens ont4 (leurs musiques, leurs pratiques) que ce qu’ils font (l’acte créatif, l’implication du musicien dans le processus de création musicale), et surtout, comment ils font (les procédés opératoires mis en jeu dans la création des œuvres artistiques orales). Ce sont l’expérience des sujets-acteurs et les stratégies performatives actées qui retiennent notre attention. Ainsi, le choix des musiques à étudier dans cette recherche relève fondamentalement de cette problématique. Un intérêt spécial est voué au statut de l’irtijâl (l’improvisation) en tant que performance personnelle ou collective, et ses mécanismes de construction. À travers l’entretien, l’enquête sur le terrain, l’expérimentation de l’écoute musicale, l’analyse computationnelle, nous cherchons à montrer comment le musicien, par son jeu, son savoir-faire et ses réalisations musicales instantanées, explore, redéfinit, remet en question, articule les règles et les normes de la tradition. Cet objectif se réalise notamment par le taqsîm : en cette forme orale libre sans partition, dans le Proche-Orient jusqu’au Maghreb, l’improvisation se déploie selon de riches styles d’interprétation et dans des contextes religieux, sociaux, artistiques variés. Vu la complexité des musiques de tradition orale du bassin méditerranéen, une approche pluridisciplinaire s’impose. Ainsi se dégagent les stratégies performatives et cognitives de la musique improvisée, les spécificités d’écoles d’interprétation et des cultures (considérées comme des pôles, notamment la 4 Expression que j’emprunte à Bernard Lortat-Jacob dans ses travaux sur le chant religieux en Sardaigne et je l’adapte dans mon terrain d’investigation par rapport à mes objectifs de recherche. 18 Penser l’improvisation Turquie, la Grèce, le Maghreb, etc.) et s’esquissent les liens d’influences et les transferts de savoir-faire spécifiques entre ces cultures à travers l’histoire (diachronie, événements historiques du bassin méditerranéen : empires ottoman, perse, arabe, etc.) et l’état actuel des traditions étudiées (synchronie, dominance de certaines cultures, disparition de répertoires ou fusion entre styles musicaux). Afin de limiter notre corpus, l’étude se concentrera sur les répertoires particulièrement monodiques, sans exclure certaines performances hétérophoniques (improvisation collective), puisque leur structure de base reste monodique. Nous allons ainsi voir qu’aborder l’art de l’improvisation dans les musiques du maqâm est une notion complexe, parce qu’il englobe un grand nombre de concepts encore mal définis dans la musicologie de l’air méditerranéenne. L’objectif sera donc moins d’étudier ces répertoires et traditions pour eux-mêmes, que de les soumettre à une étude transversale, pluridisciplinaire, centrée sur des problématiques générales : anthropologie de l’oralité, processus cognitifs et modélisation des savoirs musicaux, afin d’esquisser essentiellement les liens, les influences, les transferts de connaissances et le mouvement de migration musicale entre les cultures du bassin méditerranéen5. Les pratiques orales (les musiques du maqâm, en particulier) sont un outil privilégié pour retracer les détours des itinéraires culturels. L’étude de ceux-ci montre comment certaines caractéristiques patrimoniales ont parfois perduré pendant des siècles, mais aussi comment les hommes, par leur mobilité créative, ont favorisé les échanges de savoir-faire spécifiques, nous dit Jean During. En effet, les disparités géographiques et culturelles du corpus vont de pair avec de forts points de convergence, autour desquels cette étude va se concentrer : au Maghreb comme au Proche-Orient, l’improvisation monodique et modale, issue d’une transmission orale uploads/s3/ 1-ayari.pdf

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