1. Ch. Dotremont, Traces, Bruxelles, Jacques Antoine, 1980, pp. 20-21. – 65 – L

1. Ch. Dotremont, Traces, Bruxelles, Jacques Antoine, 1980, pp. 20-21. – 65 – Le Bulletin Freudien nº 46/47 Mars 2006 Chanter jusqu’au cri, Crier jusqu’au chant (1972) Christian Dotremont : Vois ce que je te crie Martine Coenen « Je ne cherche pas la beauté, je la trouve parfois, et alors je l'accepte, si elle n'est pas purement formaliste. Mon but n'est ni la beauté ni la laideur, mon but est l'unité d'inspiration verbale-graphique ; mon but est cette source. »1 Cet aveu de Christian Dotremont – qui fait singulièrement écho au « Je ne M. COENEN 2. Ch. Dotremont, Grand hôtel des valises, Galilée, 1981, p. 133. 3. Ch. Dotremont, Quand un homme parle des hommes, La Boétie, De la lettre à l'esprit, p. 49. 4. R. Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, coll. Tel Quel, 1973, p. 104. – 66 – cherche pas, je trouve » de Picasso – m'a amenée à m'intéresser à sa démarche et à tenter grâce à lui de saisir quelque chose de « la petite folie de l'écrivant ». Comment comprendre cette « unité d'inspiration » qu'il déclare viser ? En quoi sa pratique particulière de la lettre à travers un nouvel objet, le logogramme, propose-t-elle des ouvertures sur la fonction de l'écriture ? Il ne s'agit pas ici d'appliquer une quelconque grille psychanalytique à l'œu- vre ou à l'artiste, mais de faire part de quelques bribes d’enseignement que j’ai pu tirer des témoignages de Dotremont sur son rapport particulier à l'écriture. Dans un premier temps, attardons-nous sur l'objet neuf qu'est le logogramme afin d'en saisir l'originalité. Regard sur le logogramme « Les logogrammes sont un trajet, un trajet de poème, un trajet chaotique parce que créateur, c'est le chaos qui est créateur, c'est aussi le verbe, en l'occurrence c'est le chaos du verbe... »2 Quand on regarde un logogramme, on est tout de suite frappé par le style particulier de l'œuvre. Une œuvre qui donne à voir et à entendre. Une invite à voir qui capte le regard et opère un effet de sidération, les mots-lettres aspirant l'œil dans leur élan, leur mouvement. Une peinture qui donne à entendre aussi : cri qui s'inscrit et se module dans l'épaisseur des lettres. On ne peut manquer d'y saisir le rapport au souffle. Parfois on respire avec l'artiste jusqu'au vertige du vide ; parfois c'est l'oppression qui grandit, à voir le labyrinthe des lettres se densifier comme pour faire part d'un cri qui s'étouffe. Voix jetée sur un mur. Les poèmes sont écrits pour être lus à voix intérieure. « Mais la voix basse est une voix. Parfois haute, parfois basse, voix aussi l'écriture. »3 « Vois ce que je t'écris ». Vois ce que je te crie. Dotremont s'est intitulé lui-même l'anti, voire l'ante-linguiste. C'est que loin de faire œuvre de grammairien, de philologue ou de spécialiste ès langue, il a inventé une écriture qui ouvre la porte aux incidents pulsionnels. Mais comment parler de cette jouissance inter-dite, qui fait irruption entre les lignes ? On pourrait sans doute rapprocher le logogramme de ce que Roland Barthes nomme « une écriture à haute voix »4. Mixte érotique de timbre et de langage, la Christian Dotremont : Vois ce que je te crie 5. Ibidem, p. 105. 6. J. Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 104. 7. Ch. Dotremont, Le fablier, manuscrit, 1978. 8. Ch. Dotremont, Traces, op. cit., p. 20. – 67 – trace sur le papier vise à rendre perceptible le grain de la voix, la volupté du langage qui prend chair : « Ça granule, ça grésille, ça caresse, ça rape, ça coupe : ça jouit. »5 La voix ici présente n'est pas derrière ni avant ce qui s'écrit ; c'est la voix comme objet partiel, telle qu'elle chute de la formation du signifiant. Voix donc, et pourquoi pas, à sa suite, ce crachat que Dotremont nous invite à découvrir dans la tache de peinture. Dans l'engendrement conjoint d'une forme et d'un texte, ce que Dotremont laisse apparaître, c'est le rapport particulier entre corps et écriture. L'humeur, la fougue, les émotions se traduisent dans le tracé. Écrire à corps perdu : « (…) pluie du pinceau. Est-ce que, si un oiseau peignait, ce ne serait pas en laissant choir ses plumes, un serpent ses écailles, un arbre à s'écheniller et à faire pleuvoir ses feuilles ? »6. Comme le souligne ici Lacan, c'est bien du corps même de l'artiste que pleut le réseau dense de l'écriture. Le logogramme, trace d'un corps qui danse au- dessus du papier, ainsi qu’en témoigne Dotremont : « Nous créons un texte qui se crée par une crue, une coulée, un déversement (...). C'est que la création d'un texte est un haut-bas, une avalanche, qui est quasi en même temps un bas-haut, un amoncellement, une nouvelle poussée de semence, de blé, de pâte, de temps. » 7 Cette écriture épaissie, exagérée, a elle-même besoin d'un fil d'Ariane. Pourtant, si dans un second temps, le logogramme est retranscrit, souvent au crayon, dans la langue des mots, il n'est pas pour autant traduit. Le texte calli- graphié du poème, point de repère, procure un apaisement provisoire puisqu'il ouvre sur un indicible. Pas de signifié précis, déterminé, mais sens jamais clos, gouffre de la poésie. « Vous écrivez tous irrégulièrement, pour toutes sortes de raisons, notam- ment parce que la signification détermine l'écriture, parce que le texte ne vient pas régulièrement, parce que vous n'êtes pas personne, parce que vous n'êtes pas morts, parce que vous n'êtes pas parfaits, parce que à chaque instant vous vous inventez vous-mêmes (...). Je vous suggère de voir dans leur écriture exagérément naturelle, excessivement libre, le dessin, le dessin non naturaliste, certes, mais de toute façon matériel, de mon cri ou de mon chant ou des deux tout ensemble »8. Dotremont dit vouloir restituer la mobilité du vivant. Paradoxe, puisque M. COENEN 9. Note sur la beauté, Scilicet, Paris, Seuil, 1976, 6/7, p. 337. 10. Ch. Dotremont, Isabelle, Bruxelles, La pierre d’Alun, 1985, p. 102. – 68 – l'encre fige. Mais cette immobilité de la trace renvoie au texte de la transcription qui elle-même renvoie l'œil dans le tracé énigmatique. Il s'agit d'une invite au désir à ne pas s'enliser dans « l'immense charité »9 de la beauté. La vérité dont il est question, c'est celle de la vie en acte, de la trace qui s'effa- ce d'un vivant toujours insaisissable, toujours équivoque. « Tracer, capter, donner à voir du naturel et du vivant »10. Pour approcher cette vérité, l’artiste invente une écriture qui colle dans sa matérialité à la force vitale. Il semble que la démarche de Dotremont tende à frôler le vrai par la médiation de l'écrit mais en cherchant à dépasser l'enfermement et l'imprécision des mots. Sa pratique de la lettre vise à atteindre ce qu'il ne peut que rater et en même temps à border d'encre cet impossible à dire. Laisser béant le trou du manque, en en traçant le contour. La vérité ne se laisse pas capturer dans les filets de la langue commune. Dotremont tente d'échapper autant que possible à l'organisation prescrite de la langue. Chez lui, l'insignifiable loin d'être masqué apparaît dans la nudité de son inexistence, creusé, bordé, délimité par le travail de la lettre. Il dénonce la fonction de semblant du signifiant. Le sens se trouve et se perd dans l'acte même d'inscription. La signification se dérobe sans cesse, y compris dans la transcription qui renvoie au logogramme sans l'interpréter. Le poème, absurde, ne donne pas la clé. « La vie est la réponse / comme distraite d'une / énigme oubliée » (logogramme de1978). Le logogramme est la trace d'un seul jet, mouvement issu de l'intérieur ou plutôt d'un ailleurs étrangement familier (Dotremont, D'outre mont, d'autres mots...). Le logogramme est la trace d'un sujet dont le souci est d'arriver à dire le vrai sur le vrai. Un sujet non pas arrimé à la chaîne signifiante mais un sujet qui répond du Réel dans la singularité de son désir. Sujet auquel il donne le nom de Logogus. Logogus, « porte-parole porté par la parole ». Dans un essai d'auto- engendrement, l’œuvre tente de rendre compte du sujet suspendu à son acte. Comme dans l'holophrase, le sujet s'égale à son message, et se perd dans la trame des mots qu'il tisse. Une recherche d’unité dans la spontanéité Que vise Christian Dotremont ? L'Un, l'unité dans la spontanéité. « Il s'agit d'une tentative de dépasser la peinture en passant par la peinture... Il s'agit d'une peinture qui cherche — qui cherche l'unité du réel et du fabuleux et de l'imaginaire et du sujet-objet que nous sommes, qui cherche à Christian Dotremont : Vois ce que je te crie 11. Ch. Dotremont, Isabelle, op. cit., p. 89. 12. Ch. Dotremont, Traces, op. cit., pp. 16-17. 13. Ibidem, p. 27. 14. D. Sibony, D'un sciage de la lettre, in D. Sibony, La traversée des signes, Paris, Seuil, 1975, uploads/s3/ 43-08coenen.pdf

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