Nicolas Olivier (*) Avishai Cohen : Aurora Aurora pourrait ne pas sembler être,
Nicolas Olivier (*) Avishai Cohen : Aurora Aurora pourrait ne pas sembler être, à première vue, le titre le plus caractéristique de l’album homonyme sorti en 2009, pour percevoir le dialogue des cultures. Point de voix chantée ni d’identité sonore fortement empreinte de jazz ou de musique orientale, à l’inverse des autres titres de l’album. Pourtant, à y regarder de plus près, c’est justement un fin mélange de ces musiques qui amène à percevoir l’originalité avec laquelle le compositeur joue avec ses influences. Après avoir brièvement rappelé le contexte de création de l’œuvre et décortiqué sa construction, c’est principalement au travers de l’étude de la structure mélodique de l’œuvre que l’on soulignera la singularité et le mélange des cultures dont témoigne l’œuvre. 1. Du trio au quintet Fort d’un succès international récolté sur scène avec son trio (piano, contrebasse, batterie)1, Avishai Cohen rompt avec la recette qui a fait sa réussite (dont l’album Gently Disturbed de 2008 est le témoin) pour l’album Aurora (2009). Tronquant le style énergique et l’écriture proposés par son trio virtuose jusqu’alors, l’artiste israélien surprend par la présence de sa voix chantée, soutenue par une voix féminine (Karen Malka) dont le grain de voix appuie un retour aux racines de l’artiste. Chantés en ladino, anglais en passant par l’espagnol et bien sûr l’hébreu, les titres de l’album sont en partie issus des répertoires traditionnels afférant. Faisant par là même écho aux origines du contrebassiste. Le renouvellement de ses sidemen (Shaï Maestro au piano, Itamar Doari aux percussions) ainsi que l’élargissement de son ensemble instrumental avec Amos Hoffman, à la guitare et au oud, puis l’introduction ponctuelle de vents (Stéphane et Lionel Belmondo respectivement à la trompette, au bugle et à la flûte) ponctuent les principaux changements opérés dans ce tournant musical que représente l’album Aurora dans la discographie de l’artiste. 2. Construction formelle, effectif instrumental, signature temporelle Le thème, joué « libre mais en gardant la pulsation »2 à l’unisson piano/oud, débute Aurora. Une première partie, découpée en deux sections (A, B), sera suivie par une seconde (C), dans laquelle tout l’effectif instrumental (piano, oud, contrebasse, percussions) est sollicité. Ces deux parties se succèderont deux fois avant de laisser la place à l’improvisation à la contrebasse d’Avishai Cohen (sur la section C/C’). La première partie sera enfin reprise avec le même effectif qu’à l’énoncé initial. 1ère partie 2nde partie 1ère partie 2nde partie Solo Contrebasse 1ère partie A B (0’22) C (0’45) A (1’03) B (1’26) C (1’48) C’ (2’06) C’ x 3 (2’22) C (3’12) A (3’31) B (3’53) Piano Oud Tutti Piano Oud Tutti Arrêt Oud Tous sauf Oud Tutti Piano Oud Exemple 1 : construction formelle Même si la majorité de la première partie (A,B) est transcrite en 4/4 par Avishai Cohen 3, une alternance 2/4, 5/8, 4/4 marque chaque début de phrase (Exemple 2). La seconde partie est transcrite à 3/4 (Exemple 6). 3. Contours mélodiques de la première partie : superpositions modales La première partie de l’œuvre est divisée en quatre phrases formant un ensemble homogène, bien que surprenant. Homogène, car la trame harmonique est quasiment identique pour les quatre phrases mais aussi car des contours mélodiques similaires les construisent. Surprenant à plus d’un titre, méritant quelques explications. L’incipit de l’œuvre (A) laisse entendre une mélodie conjointe et consonante jouée à la main droite du piano et doublée par le oud, dans ce qui semble être un mode éolien (ou la sur si). Le discours harmonique de la main gauche s’inscrivant davantage dans une direction tonale. La sonorité du oud mélangée à celle du piano et des ornementations sur la note do#, évoquent la musique orientale et suggèrent un caractère baladant. Mais lorsque la fin de la première phrase semble se diriger vers sur une demi-cadence, emmenée par le chemin harmonique tissé jusque-là à la main gauche, un saut de septième majeur perturbe la ligne conjointe tandis que la phrase reste en suspens sur un do♮ évoquant un mode phrygien (ou mode de mi sur si). On note alors une dissonance de neuvième mineure entre le do# joué à la main gauche et le do♮ à la main droite (voir Exemple 2). Cette dissonance peut être interprétée comme une superposition de modes, éolien pour la main gauche, phrygien (mode de mi sur si) pour la main droite de la part du compositeur. Exemple 2 : première phrase, Aurora Cette interprétation est renforcée par la seconde phrase (0’10) qui, répondant à la première, procède de la même façon (Exemple 3). À la différence près que l’échelle de notes qui se dégage de la cellule mélodique terminant la phrase (fa#, sol, la#, si, do#, (ré), mi), est plus proche du mode typique de la musique juive, Ahava Raba4. Là encore, la superposition entre un trajet tonal à la main gauche et un jeu modal à la main droite créé une tension, entendue comme une dissonance brutale par une oreille occidentale. Exemple 3 : seconde phrase, Aurora (0’10) Tel un écho à une devise jazz recommandant de ne jamais jouer deux fois la même chose, la seconde section (B) rompt, du moins dans sa première phrase (0’22), avec le schéma diatonique du début des phrases de la section A (Exemple 4). On pourra d’ailleurs deviner une pratique habituelle des jazzmen, le jeu out. La succession des notes de la main droite amorçant la phrase (mi#, la#, mi#, ré#) est bien éloignée des accords suggérés à la main gauche5. La poursuite de la phrase voit le oud rejoindre le piano dans un élan similaire à son commencement. Elle se termine finalement, à l’image des phrases de la première section (A), par une superposition du chemin harmonique occidental traditionnel à un mode différent. Il s’agit vraisemblablement du mode Hijaz Kar6. Exemple 4 : Section B, première phrase, Aurora (0’22) La seconde phrase (0’34) conclut cette seconde section B. L’insistance sur la note ré précède une descente conjointe et consonante ponctuée par une nouvelle superposition évoquant à nouveau le mode Hijaz Kar. (Exemple 5). Exemple 5 : Section B, seconde phrase, Aurora (0’34) En résumé, la première partie d’Aurora (A, B) peut être entendue comme un jeu de superpositions entre un chemin harmonique tonal à la main gauche, souvent suivi à la main droite dans l’amorce des phrases mais terminant sur des fragments modaux. Le dessin d’un trajet mélodico-harmonique tonal et consensuel est perturbé par ces ruptures mélodiques associées à des dissonances passagères, faisant toute l’originalité du début de cette œuvre. 4. Contours mélodico-rythmiques de la seconde partie : relâchement consonant La seconde partie du thème d’Aurora (C, 0’45), est construite sur plusieurs ostinatos et répétitions de cellules mélodico-rythmique jouées à la contrebasse et au piano. Le trajet harmonique affirme un mode éolien (ou la sur si), notamment par le fait que l’accord fa# est mineur (a contrario de la première partie dans laquelle il est majeur). Le piano joue des croches pointées double liées entre elles à la main droite tandis que la main gauche double la ligne de basse puis ajoute une note de l’accord correspondant. Le tout, en répétant les mêmes cellules rythmiques (Exemple 6). Exemple 6 : Section C, Aurora (0’45) Ce procédé d’écriture créé une homogénéité, un tapis sonore de notes entremêlées, consonantes, dégageant une mélodie très épurée que l’on pourrait transcrire par de longues tenues ponctuées de notes de transition (Exemple 7). Exemple 7 : thème de la section C, Aurora C’est cette partie qui sera le lieu d’une improvisation d’Avishai Cohen à la contrebasse, lyrique et consonante, sans risque ni perturbation. On soulignera que la technique de jeu utilisée par l’artiste est celle du pizzicato, technique que les contrebassistes de jazz utilisent à la place d’un jeu à l’archet. 5. Dialogue des cultures Aurora est une synthèse des musiques constituant la formation et la pratique musicale de l’artiste. Né en Israël, il baigne dans la musique traditionnelle juive. Ayant étudié le piano classique, il étudie le jazz à New York et pratique la musique cubaine. Toutes ces musiques trouvent une résonnance plus ou moins prononcée dans l’œuvre. L’effectif instrumental d’Aurora fait montre d’un mélange de sonorités orientales (oud), occidentales (piano), jazz (technique de jeu de la contrebasse) et de musique latine (certaines percussions). L’organisation formelle de l’œuvre n’est pas sans rappeler l’organisation d’un standard de jazz (thème – improvisation – thème). Mais c’est principalement dans les dimensions mélodique et modale que se manifestent de subtiles influences. D’abord par les ornementations du piano/oud sur la mélodie, évoquant la musique orientale, puis par un jeu de superposition entre un parcours tonal à la main gauche du piano et des modes orientaux à la main droite. Ce procédé d’écriture peut être rattaché au jazz, dans lequel il est courant de superposer les modes et les tonalités. C’est donc une rencontre entre des modes (Ahava Raba, Hijaz Kar), des sonorités orientales (oud) et ses modes de jeu (ornements) avec une écriture classique perturbée par des touches jazz qui marque la singularité et le dialogue entre les cultures dans l’œuvre d’Avishai Cohen. L’écoute de l’album uploads/s3/ a-m-74-avishai-cohen-aurora-3-pamp.pdf
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- Publié le Sep 11, 2021
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