L'accord sujet-verbe en français contemporain: une étude de variation socioling
L'accord sujet-verbe en français contemporain: une étude de variation sociolinguistique Anna Tristram University of Cambridge act46@cam.ac.uk 1 Introduction 1.1 L’accord sujet-verbe en français contemporain Lorsque l’on s’intéresse au vaste domaine de l’accord sujet-verbe, on sait que dans la plupart des cas le locuteur n’a pas le choix de l’accord – c'est-à-dire qu’il n’y a qu’un accord possible. Néanmoins, il existe des contextes dans lesquels on peut trouver une variation entre l’accord singulier et le pluriel (cf. Corbett, 2006 ; Grevisse, 1993 ; Riegel et al., 1994). Cette variation est souvent liée à une discordance entre le nombre syntaxique et le nombre sémantique. C’est le cas de certains noms collectifs et de certaines expressions de quantité, comme dans les exemples suivants, tirés du journal français Ouest France pour illustrer le phénomène : Singulier : « Une centaine de vétérans américains est également attendue » (Ouest France, 23-24 mai 2009, p.8) « On a affaire à une minorité qui fait la loi à l’université » (Ouest France, 23-24 mai 2009, p.13) Pluriel : « Un petit millier de producteurs allemands, français et belges se sont déplacés, hier, à Bruxelles […] » (Ouest France, 26 mai 2009, p.3) « Une trentaine d’associations de malades […] affirment que des médecins refusent des consultations à des patients pauvres » (Ouest France, 26 mai 2009, p.3) La variation de l’accord entre le singulier et le pluriel se retrouve dans une gamme assez large d’expressions: par exemple, foule, multitude, tas, armée, nuée, série, majorité, minorité, moitié, partie, reste, tiers, dizaine, centaine, millier, etc. Bien que l’accord au singulier soit généralement perçu comme l’accord ‘correct’, la réalité nous montre que la situation est plus complexe : en forme de témoignage, on trouve dans des grammaires telles que Grevisse (1993) ou Riegel et al. (1994) des sections entières consacrées à une seule expression et à la variation de l’accord sujet-verbe qu’elle induit. Notons aussi que des organisations telles que Défense de la Langue Française ciblent ces expressions, parmi d’autres, pour ‘corriger’ la langue (parlée ou écrite) telle qu’elle est utilisée par des locuteurs dans les médias et autres domaines. Dans l’exemple qui suit, l’organisation juge que l’accord au pluriel est incorrect : Version originale : Une grande partie de la classe politique ont pris part (prononcé par Claire Chazal, TF1 journal, 18.10.08) Version corrigée : Une grande partie de la classe politique a pris part Ces expressions sont à la base de notre projet de recherche. Dans le projet, nous examinons les facteurs qui jouent un rôle dans l’accord sujet-verbe de ces expressions. Il y a fort à penser (cf. Corbett, 2006) que de nombreux facteurs internes, c'est-à-dire des facteurs linguistiques, y sont impliqués : la distinction animé – non-animé, par exemple ; la présence/absence d’un complément singulier/pluriel ; le déterminant (défini/indéfini) ; ou bien l’expression elle-même (majorité, moitié, trentaine, etc.). Qui plus est, comme on l’a déjà vu pour maints autres cas de variation linguistique, en français ainsi que dans d’autres langues, Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L., Prévost S. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF 2010 978-2-7598-0534-1, Paris, 2010, Institut de Linguistique Française Sociolinguistique et écologie des langues DOI 10.1051/cmlf/2010115 CMLF2010 1987 Article disponible sur le site http://www.linguistiquefrancaise.org ou http://dx.doi.org/10.1051/cmlf/2010115 cette variation peut être liée à des traits sociaux tels que l’âge, le sexe, et la classe sociale du locuteur (pour ne citer que quelques études, cf. Cedergren ,1984 ; Coveney, 1996 ; Labov, 1966 ; Trudgill, 1974, 1988 ; Yaguello, 1978 ; voir aussi plus bas). Les facteurs sociaux sont particulièrement importants pour notre projet, qui vise à tester l’hypothèse d’un changement actuellement en cours dans l’accord sujet- verbe de ces expressions, vers l’accord au pluriel. Si, par exemple, nous voyons des différences entre le comportement linguistique de locuteurs jeunes et plus âgés, cela peut indiquer qu’il y a un changement en cours ; de même, s’il y a des différences importantes dans l’utilisation des variantes entre les hommes et les femmes, cela aussi peut parfois impliquer un changement en cours, c’est en tout cas ce que tendent à démontrer les recherches fondatrices de la sociolinguistique (Labov, 1966, 1972 ; Fasold, 1972 ; Trudgill, 1972, 1974 ; voir Bauvois, 2002 : 16-39 pour discussion). Si les recherches en sociolinguistique portant sur le français ont souvent suggéré que le rôle des femmes dans la variation et le changement linguistique est semblable à celui des femmes pour l’anglais (et d’autres langues), il y a aussi de nombreuses exceptions qui « se présentent la plupart du temps sous la forme d’une absence de variation sexolectale » (Bauvois, 2002 : 43). C’est pourquoi nous nous intéressons ici à présenter les résultats qui concernent la variation sexolectale dans l’accord sujet-verbe de ces expressions ; nous laissons donc plutôt de côté les autres facteurs pour privilégier la perspective sexolectale. Il faut noter avant de continuer que nous présenterons ici des résultats qui portent sur la langue écrite puisque nous nous basons sur un exercice écrit (comme nous l’expliquerons plus bas). Dans notre projet, nous utilisons une combinaison de deux techniques pour obtenir des données linguistiques : des interviews sociolinguistiques, et un exercice écrit. Cette combinaison de techniques nous a permis de comparer l’usage dans deux contextes différents – l’usage spontané et assez informel, et l’usage non- spontané et formel – ainsi que d’obtenir suffisamment de données pour faire une analyse quantitative et qualitative. Nous effectuons une analyse quantitative seulement pour les résultats de l’exercice écrit, et c’est pourquoi nous ne présentons ici que ces résultats. Nous reconnaissons que ces résultats ne représentent pas l’usage ‘normal’ (si par cela on peut comprendre informel, spontané, non-réfléchi) d’un locuteur ; cependant, étant donné que tous les locuteurs ont fait ce même exercice, dans des conditions identiques, les résultats pourrons nous éclairer sur l’effet de quelques facteurs sociaux sur la variation dans l’accord sujet-verbe de ces expressions chez ces locuteurs Notre analyse qualitative des données obtenues dans les entretiens ne fait pas partie de cette communication, faute d’espace pour la traiter suffisamment en détail. 1.2 La sociolinguistique et le français Alors que le nombre d’études sociolinguistiques portant sur l’anglais ne cesse d’augmenter, celui des études consacrées au français reste bien moindre. On peut également constater une certaine dissymétrie quant à la variété du français étudiée (cf. Green & Ayres-Bennett, 1990 : 2 ; Armstrong et al., 2001 : 8-9): si pour le français du Canada on peut désormais compter sur un nombre important d’études, pour le français de France on est confronté à un relatif manque de travaux dans le paradigme variationniste.1 Comme le constate Bauvois (2002 : 9) : Chaque locuteur – et chaque sociolinguiste – voit la langue qu’il parle en fonction de représentations. C’est sans doute là qu’il faut chercher la raison pour laquelle le français d’Europe, qui véhicule une image de monolithe insensible aux variations langagières, fait l’objet de peu d’études variationnistes. C’est aussi pourquoi les recherches francophones s’intéressent principalement aux aspects géolinguistiques quand celles provenant d’outre-Manche, ou du monde anglo-saxon en général (et aussi, bien qu’en moins grand nombre, d’autres parties du monde), mettent l’accent sur les variations sociales. Parmi les études du français de France, un bon nombre examine la variation en phonologie (cf. Yaguello, 2002 : 8), et celles qui s’attachent à la variation au niveau de la morphosyntaxe se limitent très souvent à la négation et à l’interrogation (cf. Ashby 1976, 1977, 1981; Coveney, 1996). En fait, même parmi les études sociolinguistiques qui portent sur l’anglais, la variation morphosyntaxique reste relativement peu étudiée (Cheshire, 2002 : 439). Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L., Prévost S. (éds.) Congrès Mondial de Linguistique Française - CMLF 2010 978-2-7598-0534-1, Paris, 2010, Institut de Linguistique Française Sociolinguistique et écologie des langues DOI 10.1051/cmlf/2010115 CMLF2010 1988 Certains (cf. Armstrong, 2001) estiment que ce manque de données est en partie dû aux difficultés méthodologiques liées à l’étude de la variation morphosyntaxique, et aussi au fait que les variations syntaxiques « sont généralement considérées comme échappant moins au contrôle de l’individu que la variation phonique » (Bauvois, 2002 : 17 n. 4). Mais ce manque dérive aussi des quelques questions épineuses abordées dans le grand débat théorique qui a eu lieu pendant les années 1980, lors des premières incursions variationnistes dans le champ de la syntaxe (cf. Lavandera, 1978 ; Sankoff, 1980 ; Romaine, 1981 ; Cheshire, 1987 ; voir aussi Gadet, 1997 pour sommaire). Au cœur du débat se trouve la question de l’équivalence sémantique : quand on a affaire à des variantes dépourvues de sens, ce qui est le cas pour des variantes phonologiques, on peut prendre ces variantes comme équivalentes dans tous les contextes dans lesquels elles se trouvent. En revanche, dans le domaine de la morphosyntaxe, les variantes ont nécessairement une signification, et il faut donc aborder la question de l’équivalence sémantique : comme note Bauvois (2002 : 17 n. 4) « les liens entre la variation syntaxique et la sémantique sont complexes, les variantes syntaxiques d’un même variable différant uploads/s3/ accord-s-v.pdf
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- Publié le Mai 31, 2022
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