1 Giorgio Agamben Nudités Traduit de l’italien par Martin Rueff 2 Titre origina

1 Giorgio Agamben Nudités Traduit de l’italien par Martin Rueff 2 Titre original Nudità © 2009 nottetempo © 2009 Rivages pour la traduction française © 2008 Rivages pour la traduction française de « Qu’est-ce que le contemporain ? », traduit par XXXXXXXXXXXXXXX 3 4 Création et salut 1. Il y a longtemps que les prophètes ont disparu de l’histoire de l’Occident. S’il est vrai qu’il n’est pas possible de comprendre le judaïsme sans la figure du nabi et si les livres des prophètes occupent dans la Bible une position décisive à tous égards, il n’en est pas moins vrai que l’on trouve au sein du judaïsme des forces précoces qui ont tendu à limiter le prophétisme dans le temps comme à réduire son exercice. La tradition rabbinique tend ainsi à renfermer le prophétisme dans un passé idéal qui s’achève avec la première destruction du Temple en 587 avant J.-C. « Après la mort des derniers prophètes, Aggée, Zacharie et Malachie, le souffle saint », enseignent les rabbis, « s’est éloigné d’Israël ; et pourtant les messages célestes lui parviennent à travers le bat kol » (littéralement, « la fille de la voix », c’est-à-dire la tradition orale et le travail de commentaire et d’interprétation de la Torah). De la même manière, le christianisme reconnaît la fonction essentielle de la prophétie et va jusqu’à construire le rapport de l’Ancien et du Nouveau Testament selon les termes prophétiques. Mais à partir du moment où le Messie est apparu sur la Terre et où il a accompli la promesse, le prophète n’a plus de raison d’être et Paul, Pierre et leurs compagnons se présentent comme des apôtres (comme des envoyés) et jamais comme des prophètes. C’est pourquoi celui qui assume la figure de prophète dans la tradition chrétienne ne peut qu’être suspect aux yeux de l’orthodoxie. Une fois de plus, décider de renouer, pour ainsi dire, avec la prophétie implique d’en passer par l’interprétation des Ecritures, et de les lire avec un regard neuf ou, à tout le moins, en essayant de restituer leur signification originale perdue. Comme dans le judaïsme, l’herméneutique a pris dans le christianisme la place du prophétisme et la prophétie ne peut plus s’exercer que sous la forme de l’herméneutique. 5 Naturellement, cela ne signifie pas que le prophète ait complètement disparu de la culture occidentale. Sous des déguisements variés, il continue discrètement son travail, et peut-être aussi à l’extérieur de la sphère strictement herméneutique. C’est ainsi par exemple qu’Aby Warburg faisait de Nietzsche et de Jakob Burckhardt deux figures opposées de nabi, le premier étant tourné vers le futur et le second vers le passé ; et Foucault, dans son cours du 1er février 1984 au Collège de France, distinguait dans l’antiquité quatre figures de la véridiction : le prophète, le sage, le technicien et le parrhésiaste. Dans la leçon suivant il invitait à retracer la descendance de ces figures dans l’histoire de la philosophie moderne. Il reste cependant que personne aujourd’hui, de manière générale au moins, ne pourrait revendiquer immédiatement pour soi la position de prophète. 2. On sait que dans l’Islam, le prophète a un rôle encore plus essentiel si c’est possible. Ce ne sont pas seulement les prophètes bibliques au sens étroit, mais aussi Abraham, Moïse et Jésus qui sont définis comme des prophètes. Et néanmoins, ici encore, Mahomet, le prophète par excellence est le « sceau de la prophétie », celui dont le livre a achevé définitivement l’histoire du prophétisme (qui se poursuit ici aussi de manière secrète à travers le commentaire et l’interprétation du Coran). Il est significatif cependant que la tradition islamique articule de manière indissoluble la figure et la fonction du prophète à une des deux œuvres ou actions de Dieu. Selon cette doctrine, il y a en Dieu deux œuvres différentes ou deux pratiques (sunan) : l’œuvre de la création et celle du salut (ou de l’Impératif). C’est à cette seconde que les prophètes correspondent, eux qui servent de médiateur pour le salut eschatologique ; quant à la première, elle relève des anges, qui représentent l’œuvre de la création (dont Iblis – l’ange auquel avait été confié à l’origine le règne et qui a refusé d’adorer Adam – est le chiffre). « Dieu », écrit Shahrastānī, « a deux œuvres ou pratiques : l’une 6 concerne sa création, et l’autre son Impératif. Les prophètes servent de médiateurs pour affirmer l’œuvre de l’Impératif, alors que les anges sont les médiateurs pour l’œuvre de la création. Et puisque l’Impératif est plus noble que la création, le médiateur de l’Impératif [c’est-à-dire le prophète] est plus noble que le médiateur de la création ». Dans la théologie chrétienne, les deux œuvres, unies en Dieu, sont assignées dans la Trinité à deux personnes distinctes, le Père et le Fils, le créateur tout puissant et le rédempteur en qui Dieu s’est vidé de sa force. Il est néanmoins décisif que dans la tradition islamique, la rédemption soit supérieure en rang à la création, c’est-à-dire, que ce qui semble postérieur soit en réalité antérieur. La rédemption n’est pas un remède pour la chute des créatures, mais ce qui seul rend compréhensible la création, et lui donne sa signification. C’est pourquoi, dans l’Islam, la lumière du prophète est le premier des êtres (tout comme, dans la tradition judaïque, le nom du Messie a été créé avant la création du monde et, dans la tradition chrétienne, le Fils, même s’il est engendré par le Père, lui est consubstantiel et contemporain). Et rien n’exprime mieux la priorité de l’œuvre du salut sur celle de la création que le fait qu’elle se présente comme une exigence de réparation qui précède, dans l’ordre de la création, l’apparition du tort. « Quand Dieu créa les anges », lit-on dans un hadith, « ceux-ci levèrent la tête dans sa direction et demandèrent : ‘Seigneur, avec qui es-tu ?’ Il répondit : ‘Je suis avec celui qui est victime d’une injustice, jusqu’à ce que mon droit ne soit pas rétabli’». 3. Les spécialistes se sont interrogés sur la signification des deux œuvres de Dieu, qui apparaissent ensemble dans le même verset du Coran (« C’est à Lui qu’appartiennent la création et l’Impératif », Cor., 7, 54). Selon certains, il s’agirait de l’intime contradiction qui oppose dans les religions monothéistes, un Dieu créateur à un Dieu salvateur (ou, dans la version gnostique comme dans celle du marcionisme qui exaspère l’opposition, un démiurge mauvais créateur 7 du monde à un dieu étranger au monde, dont procèdent rédemption et salut). Quelle que soit l’origine des deux œuvres, il est certain que ce n’est pas seulement dans l’Islam que création et salut définissent les deux pôles de l’action divine. Et que, par conséquent, (s’il est vrai que Dieu est le lieu où les hommes pensent leurs problèmes les plus décisifs), ces deux pôles définissent aussi bien l’action humaine. La relation qui relie les œuvres n’en est que plus intéressante : elles sont distinctes et opposées, et néanmoins, indivisibles. Qui agit et produit doit aussi sauver et rédimer sa création. Il ne suffit pas de faire, encore faut-il savoir sauver ce qu’on fait. Mieux : le salut est une tâche qui précède celle de la création, comme si la seule légitimation pour faire et produire était la capacité de rédimer ce qui a été fait et produit. Dans chaque existence humaine, cet entrelacs silencieux et inaccessible qui relie les deux œuvres est vraiment singulier, comme le sont la parole prophétique et la parole créatrice qui avancent toutes proches et pourtant séparées, comme l’est le pouvoir de l’ange, avec lequel nous ne cessons de produire et de regarder en avant, comme l’est enfin le pouvoir du prophète qui ne cesse, lui aussi infatigable, de reprendre, de défaire et d’arrêter le progrès de la création et qui, de cette manière, l’accomplit et assure sa rédemption. Le temps qui les fait tenir ensemble n’est pas moins singulier, tout comme le rythme qui fait que la création précède la rédemption alors qu’en réalité elle la suit, et que la rédemption suit la création alors qu’en vérité elle la précède. 4. Dans l’Islam et dans le judaïsme, l’œuvre du salut – même si son rang précède l’œuvre de la création – est confiée à une créature, le prophète ou le messie (dans le christianisme, cela est attesté par le fait que le Fils, consubstantiel au Père, a été engendré par Lui, et non pas créé). Le texte de Shahrastānī que nous avons cité se poursuit en effet par ces mots : « Et cela est digne d’émerveillement : que les être spirituels [les anges] alors qu’ils procèdent 8 directement de l’Impératif, sont devenus médiateurs de la création, alors que les êtres corporels créés [les prophètes] sont devenus les médiateurs de l’Impératif ». Il est en effet merveilleux que ce ne soit pas au créateur (ou aux anges qui procèdent directement du pouvoir créatif), mais à une créature que soit confiée la rédemption du créé. Cela signifie que création et salut restent, d’une certaine manière, étrangères uploads/s3/ agamben-g-nudites.pdf

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