Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 Paris, Quai Branly Le dialogue des natures et

Actes Sémiotiques n°118 | 2015 1 Paris, Quai Branly Le dialogue des natures et des cultures Isabella Pezzini Université de Rome «La Sapienza» Numéro 118 | 2015 1. Nouveaux musées 1.1. L’espace sémiosique du musée Longtemps considéré comme une institution dépassée, le musée connaît aujourd’hui un renouveau extraordinaire sous une forme qui a profondément évolué. D’abord sous le profil architectural: du célèbre Beaubourg de Piano et Rogers à Paris jusqu’au Guggenheim de Frank Gehry à Bilbao, le musée a emphatisé son caractère d’icône métropolitaine, capable de conférer une forte reconnaissabilité aux lieux et de constituer un point de repère pour les citoyens de la société globale. Mais ce n’est pas seulement par leur aspect physique que les musées changent : c’est aussi par le rapport que ces architectures instaurent avec leur contenu traditionnel, les œuvres. Refusant le rôle de simples conteneurs, neutres autant que possible, ces musées sont eux-mêmes des œuvres ; ils instaurent un dialogue avec les collections, il arrive même qu’ils les dominent. Une nouvelle manière de concevoir les espaces et l’organisation des parcours engage aussi les visiteurs à fréquenter ces lieux dans un esprit différent, du fait d’une politique culturelle adaptée désormais aux cadences internationales des événements et des expositions itinérantes. Beaucoup s’accordent à caractériser le nouveau musée par la notion d’hétérotopie élaborée par Michel Foucault, en l’envisageant surtout dans le sens général d’une “altérité spatiale, temporelle, relationnelle”. Il est évident que l’espace du musée est institué comme un espace spécial, par ses dimensions, son aménagement et ses fonctions, visant à constituer une discontinuité, un milieu sémiotique autre que celui habituel. Entrer dans un musée et le visiter signifie dans ce sens franchir aussi un seuil invisible, expérimenter un espace – non seulement physique mais de communication – en mesure de se poser en médiateur et en fondateur du contact avec d’autres espaces, d’autres temporalités, d’autres cultures, d’autres perceptions du réel1. 1. 2. Le musée comme métaphore et filtre de la culture Le musée est un objet de grand intérêt pour la sémiotique. Ce qui constitue, en définitive, le domaine d’étude de cette dernière, ce sont les cultures, et leur manière de s’articuler à travers les textes, les discours, les artefacts signifiants, les formes de vie, les interactions et les situations, étudiés grâce à des modèles généraux qui peuvent faire apparaître leurs différences réciproques et spécifiques. 1 Isabella Pezzini, Semiotica dei nuovi musei, Roma, Laterza, 2011. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 2 Le musée est utilisé justement comme un exemple de l’hétérogénéité vitale et constitutive de la culture par Jurji Lotman dans son célèbre essai La sémiosphère2. L’idée de base du concept de sémiosphère est apparemment simple : comme, du point de vue biologique, l’homme a besoin pour vivre d’une biosphère, à l’instar des autres êtres vivants, ce qui signifie un milieu approprié, dont il serait une partie intégrante et avec lequel il aurait des échanges continus ; il en est ainsi également sur le plan culturel. Toute sémiosphère dans laquelle s’articule l’espace global de la sémiose se caractérise par deux aspects porteurs, qui sont la nécessité de la délimitation et la caractéristique de l’irrégularité structurale. Le musée est justement une forme qui organise et au sein de laquelle se stratifient des concrétions de sens diverses, et ce par le truchement de l’architecture, des œuvres, des objets, des supports, des signalisations, des textes explicatifs, des comportements adoptés par les conservateurs, les employés, les gardiens et les visiteurs. Expressions de subjectivités autonomes, elles entrent en contact et en relation dans cet espace, elles se traduisent réciproquement, elles entrent en conflit parfois, ou se bornent à coexister. Elles donnent vie à un ensemble dynamique. Une culture, en outre, a besoin, pour subsister et s’inscrire dans la durée, de formes d’autodescription, et il est évident que le musée est l’une des institutions vouées à cette mission. Dans ce sens, c’est un espace organisé de manière stratégique qui manifeste les valeurs profondes caractérisant l’univers sémantique d’une société ou d’une partie de celle-ci, sa spécificité3. Les objets qu’il accueille et conserve sont des sémiofores4, des porteurs de signification, et ce dans un sens spécifique : isolés des formes de vie au sein desquelles ils circulaient habituellement ou bien ils avaient été conçus et réalisés, ils ne sont pas seulement des “signes d’eux-mêmes”, mais également de l’ensemble culturel plus large dont ils font partie. Ces objets n’entrent pas seuls ni tout seuls dans les musées : ils sont choisis, organisés en collections et disposés en parcours signifiants, au profit d’un public, par des sujets collectifs et des collectifs de sujets (les experts, les conservateurs etc.) opportunément délégués à ces fonctions de recherche, de sélection, d’aménagement, de valorisation, de construction de rapports de sens, de communication. La réalisation d’un musée et sa gestion présupposent donc une démarche productrice complexe, dont on peut faire remonter les traces énonciatives à un projet global articulé en différents niveaux de pertinence. De cette manière, les musées manifestent aussi par quels moyens une communauté, une culture ou une partie de celle-ci pensent et appréhendent leurs signes5, ils construisent le rapport entre “signes” et “réalité”6 . Ils participent de plein droit du projet d’une étude sémiotique des cultures, perçues dans leur différenciation spatiale et historique, dans leurs rapports entre localité et globalité. Ce sont des exemples de la manière dont elles se représentent et réfléchissent sur elles-mêmes7 . 2 Jurij Lotman, La Semiosfera, Venezia, Marsilio, 1985, p. 64. 3 Cf. l’entrée “Culture” dans Algirdas Julien Greimas, Joseph Courtès, Sémiotique – Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979. 4 Krzysztof Pomian, “Collezione”, in Enciclopedia, vol.3, Einaudi, Torino, pp. 330-364, 1978. 5 Jurij Lotman, Boris A. Uspenskij, Tipologia della cultura, Milano, Bompiani, 1973. 6 Algirdas Julien Greimas, Du Sens, Paris, Seuil, 1970. 7 Eric Landowski, La societé réfléchie. Essai de sociosémiotique, Paris, Seuil, 1989. Actes Sémiotiques n°118 | 2015 3 1.3. Le musée comme texte : la méthode Si le principe dominant dans la sémiosphère est celui de la traduction continue et du filtrage des langages qui se transforme en “texte”, nous sommes donc en présence d’une “textualité” élargie qui finit par comprendre toutes les formes culturelles, et cela est particulièrement évident dans le musée, bien que celui-ci, par le choix d’un genre spécifique, soit décliné dans un sens spécifique. L’objet singulièrement, le texte singulièrement, peut jouer, par rapport à la globalité de la sémiosphère, le rôle du fragment, du “souvenir individuel” d’une mémoire culturelle à partir de laquelle il est possible de reconstituer un ensemble plus large, en en reformulant le sens. Si on accepte l’idée que le musée est un espace où s’exprime une signification, il faut alors en comprendre les modes, et donc saisir comment le musée fonctionne en tant qu’objet produit par la conjonction au moins d’un espace architectural, d’une collection d’œuvres et d’une proposition de vision. Le musée, en effet, est un lieu qui inclut dans son projet le spectateur, en réglant à l’intérieur de celui-ci les comportements d’appropriation : comment ces manipulations s’effectuent-elles? Pour le comprendre il est possible d’interroger le discours du musée par rapport à l’hypothèse selon laquelle le sens s’articule en un parcours de génération et de spécification progressive de différents niveaux : discursif, textuel, sémio-narratif, se caractérisant chacun par une syntaxe et une sémantique spécifiques, comme dans le modèle élaboré par Algirdas Julien Greimas8. Puisque le musée est à première vue et éminemment, un objet spatial – immergé dans l’espace et générateur d’espace – pour segmenter et soumettre à une analyse les plans de signification à travers lesquels il produit du sens, il faut se rapporter à une sémiotique du monde naturel, à différentes formes de manifestation du visible, planer de la sémiotique vers la sémiotique de l’espace, qui prend en considération un signifiant tridimensionnel. Par espace, l’on entend en sémiotique une “extension organisée dans laquelle se meuvent des personnes et des choses” : l’originalité de cette approche consiste dans la tentative d’étudier en même temps que les espaces, les sujets qui en profitent, les comportements programmés par les morphologies spatiales par rapport à l’usage effectif qu’en font les usagers empiriques. Souvent, en effet, ce qui est pensé et prédisposé au niveau du projet est resemantisé, en partie ou dans sa totalité, par l’usage. Dans le passage de la pure extension à la transformation en substance sémiotique, l’espace assume une forme articulée, et devient l’objet d’une sémiotique syncrétique qui comprend, à côté de l’architecture, les espaces organisés, les personnes qui les utilisent, les objets que l’on y dispose9. Le “discours muséologique” est le produit de différents langages de manifestation rendus homogènes au niveau du contenu. Ils produisent donc, dans leur globalité, un effet de sens précis sur le sujet qui, de prime abord, en expérimente le résultat. Reconnaître de grandes disjonctions catégorielles sur le plan du contenu permet d’obtenir une première segmentation du texte en séquences thématiques ou discursives, qui autorise, par exemple, à continuer l’analyse à la lumière de structures narratives 8 Algirdas Julien Greimas, Joseph Courtès, op. cit.. 9 Manar Hammad, Lire l’espace, comprendre l’architecture, Paris, PUF, uploads/s3/ as-118-nature-pezzini.pdf

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