Photographie de couverture : Louise Lawler, Why Pictures Now, 1981 DOUGLAS CRIM

Photographie de couverture : Louise Lawler, Why Pictures Now, 1981 DOUGLAS CRIMP PICTURES S'APPROPRIER LA PHOTOGRAPHIE NEW YORK, 1979-2014 ÉDITION ÉTABLIE PAR GAËTAN THOMAS TRADUIT DE l'ANGLAIS (AMÉRICAIN) PAR NICOLAS PAUL ET GAËTAN THOMAS Le Point du .Jour PAS D'IMAGES SANS CONTEXTE INTRODUCTION DE GAËTAN THOMAS « Il n'y a pas de culture française postmoderne1 », expliquait en 198 1l'écrivain Guy Hocquenghem à Douglas Crimp. La notion de postmodernisme, du moins, n'a guère inspiré les. théoriciens français, contrairement à leurs homologues américains. Cette différence pourrait s'expliquer par l'absence d'un grand récit moderniste en France. Faute d'enjeu critique, d'une approche dominante à laquelle s'opposer, le postmodernisme y a connu un développement incertain ; alors qu'il s'est épanoui aux États-Unis et a pris la forme d'un corpus théorique et artistique aujourd'hui institutionnalisé. Les textes de Douglas Crimp y tiennent une place essentielle. Jeune critique, commissaire en 19 77 d'une exposition collective inti­ tulée« Pictures », dans laquelle l'historiographie a vu l'avènement d'un groupe d'artistes (la Pictures Generation), Crimp a publié entre 19 7 9 et le début des années 1980 une série de textes qui ont associé une définition du postmodernisme à des pratiques artistiques inédites. Celles-ci présentaient la particularité de s'appuyer sur la photographie, envisagée non pas comme un médium autonome dont un artiste pourrait explorer« l'essence et les limites2 », mais comme un instrument de reproduction et d'appropriation. 1 Douglas Crimp et Guy Hocquenghem, « The New French Culture. An Interview with G uy Hocquenghem », October, no 1 9, hiver 1 981 , p. 1 1 1 . 2 Douglas Crimp, « Pictures », October, no 8, printemps 1 979 ; repris dans l e présent ouvrage, p. 55. 5 Douglas Crimp a publié la plupart de ses textes sur le postmodernisme dans October, une revue fondée en 1976 avec l'objectif d'élargir le domaine de la critique d'art. Dix ans après son arrivée dans le comité de rédaction dont il était devenu un pilier, il participait aux réunions d'Act Up New York. L'association avait surgi sur la scène vacante de la lutte politique contre le sida. Des générations de gays, de prostitués, de noirs et d'usagers de drogues disparaissaient, sans même que le président Reagan ait prononcé le mot « sida ». À partir de 1987, Crimp a milité et écrit sur les politiques sexuelles. Renonçant à capitaliser des idées qui avaient pris socialement, il s'est dessaisi des règles de la critique d'art pour analyser les problèmes posés par l'épidémie: le maintien des cultures sexuelles, le deuil, le militantisme, et finalement le tournant réactionnaire d'une partie de la communauté gay. October, la Pictures Generation, Act Up : Crimp a fréquenté des groupes clés de l'histoire américaine récente. Bien que sa trajectoire ne se limite pas à ces groupes (il a exercé plus solitairement son métier de critique en revenant aux œuvres d'art à la fin des années 1990, lorsqu'il a écrit sur les f ilms d'Andy Warhol, ou sur la danse plus récemment), ceux-ci ont été de véritables collectifs de pensée. C'est la raison pour laquelle on retrouve les traits emblématiques de la réinvention de la critique d'art ou de l'émergence des queer studies dans des textes comme « Pictures », « Sur les ruines du musée », ou « Portrait de personnes. vivant avec le sida 3 ». Ses essais témoignent aussi d'un écosystème. Pendant l'essentiel de la carrière de Crimp, New York, sa ville, fut le lieu d'une concordance entre écritures critiques, pratiques artistiques et marché de l'art. New York, ou plus précisément le sud de Manhattan, fut tour à tour une scène artistique avec laquelle Crimp entretint un rapport d'exclusivité, un haut lieu du sida et le sujet explicite de ses derniers textes. Son implication dans ces groupes new-yorkais traduit paradoxalement une singularité biographique. Non seulement parce qu'une telle combinaison est inhabituelle - la critique d'art et les politiques sexuelles - mais aussi parce que Crimp s'exposa à des ruptures en pensant avec les autres ; et d'abord avec October, où son travail sur le sida et son intérêt pour les cultural et queer studies exprimèrent une dissonance qui se révéla inassimilable. 3 Tous les titres des textes du présent recueil sont cités en français, à l'exception de « Pictures » et « Why Pictures Now ». 6 Pictures 1 S'approprier la photographie Après avoir participé à deux étapes du rayonnement de la revue (la définition du postmodernisme au tournant des années 1980 et le numéro spécial sur le sida de 198 7), il en démissionna en 1990. Il s'éloigna ensuite d'Act Up, mais différem­ ment, et ne revint aux artistes de la Pictures Generation que dans les années 20 0 0. Ses essais sur la photographie rendent compte de ces histoires. Sans être un spécialiste ou un historien du médium, Douglas Crimp écrit sur la photographie depuis la fin des années 19 7 0. C'est en raison de sa conception instrumentale de la photographie que celle-ci est dotée d'une telle ubiquité dans ses textes. Elle n'a jamais été à ses yeux un médium artistique autonome, qui pourrait bénéfi­ cier à ce titre d'un département dans un musée. Parce qu'elle permet de copier, de s'approprier des images existantes, et qu'elle noue un rapport contingent et anonyme au monde, la photographie a soutenu le discours sur l'art de Crimp, et d'une partie d'October. Ensuite, c'est un des médiums les plus répandus en dehors du musée. Douglas Crimp aurait difficilement pu ignorer le contenu des photographies diffusées dans la presse, ou reprises à la télévision, lorsque l' exten­ sion de l'épidémie de sida l'a conduit à s'intéresser aux usages politiques des représentations. C'est d'ailleurs le contenu des photographies de Mapplethorpe, dont Crimp a reconsidéré l'importance au tournant des années 1990, qui a déclenché la réaction conservatrice des Culture Wars. Dans les textes du présent livre, les images photographiques furent au service d'une refondation du discours critique avant de catalyser les tensions qui gagnaient les États-Unis. *** On lit sur la couverture d'October, inchangée depuis 19 7 6 , « Art 1 Theory 1 Criticism 1 Politics ». Ce nom rendait hommage à la révolution soviétique et au film qu'Eisenstein y consacra 4• Les fondateurs de la revue, Annette Michelson, Rosalind Krauss et Jeremy Gilbert-Rolfe, voyaient dans ce moment historique une intense conjonction politique et artistique. Dans la mesure où le commu­ nisme n'a jamais été une valeur refuge aux États-Unis, October se distinguait dès sa création des revues de critique existantes- The New York Review of Books, Partisan Review, Salmagundi, The Drama Review, et surtout Artforum que Krauss 4 Voir « About October », October, no 1 , printemps 1 976, p. 3-5. Pas d'images sans contexte 7 et Michelson venaient de quitter. Elles reprochaient au magazine d'être soumis au marché et à un modernisme figé, incapable de comprendre des œuvres mêlant différents médiums. Pour avoir développé un style calibré à la puissance du paradigme moderniste qu'ils combattaient, les membres d'October furent par la suite traités de « staliniens 5 » ; un conservateur du Metropolitan Museum of Art s'est aventuré, il y a encore quelques années, à surnommer l'un d'eux « Robespierre 6 ». Loin de ces caricatures, la revue incarnait effectivement une critique d'art de gauche, portée vers les pensées critiques européennes. Fondée et animée par plusieurs professeurs, October ne négligea pas la puis­ sance légitimatrice de l'université. Dans les années 1970, les séminaires de Rosalind Krauss au CUNY Graduate Center faisaient déjà autorité et devinrent un des lieux d'élaboration de la revue 7• Douglas Crimp et Craig Owens y partici­ paient. Krauss était l'ancienne protégée de Clement Greenberg, le pape de la critique moderniste avec qui elle avait officiellement rompu en 1972 pour poser les bases d'une critique du modernisme 8, ensuite prise en charge collectivement par October. Dès les années 1980, les textes parus dans la revue furent commentés dans les universités, démultipliés sous forme d'anthologies. Les premières décennies d'October témoignèrent de l'hégémonie du comité de rédaction dans le champ théorique 9• La conséquence fut le rapprochement de la critique et de l'histoire de l'art légitime. Aujourd'hui, October n'occupe plus la place conquise dans les années 1980-1990 - ce déclin correspond d'ailleurs au retour d'une 5 Voir Douglas Crimp, « Good Ole Bad Boys » (1 989), repris dans Melancholia and Moralism. Essays on A IDS and Oueer Politics, Cambridge, The MIT Press, 2002, p. 109-1 1 6. 6 Craig Owens est surnommé ainsi dans le catalogue de l'exposition « Pictures Generation », organi­ sée par Douglas Eklund au M ET en 2009 (Douglas Eklund, Pictures Generation, 1974-1984, New Haven 1 New York, Yale University Press / M ET, 2009, p. 293). La réception de cette exposition a été passable­ ment controversée. Les critiques avaient trait à l'absence de Philip Smith, remplacé par des artistes secondaires, à un parti-pris « anti-théorique »- Eklund ironisait par exemple sur le rapport à la théorie féministe de Lawler, Levine ou Kruger, qu'il appelait les « theoretical girls »- et enfin à l'effacement du rôle de Crimp dans uploads/s3/ douglas-crimp-pictures-sapproprier-la-photographie-new-york-19792014.pdf

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