1 CINEMA ET ART CONTEMPORAIN : VERS UN CINEMA D’EXPOSITION ? De la migration d’
1 CINEMA ET ART CONTEMPORAIN : VERS UN CINEMA D’EXPOSITION ? De la migration d’un dispositif par Philippe Dubois Université Sorbonne Nouvelle Paris 3 2 Cinéma, art contemporain1 Que l‟art contemporain international, à tous les niveaux et de toutes les façons, soit actuellement « envahi » par ce que j‟appelle un effet cinéma, c‟est une évidence massive, encombrante, « à la mode ». Irritante autant qu‟intrigante. Toute l‟actualité artistique en témoigne. Un seul exemple incarne de façon parfaitement symptomatique ce phénomène : le Centre Pompidou programme actuellement (avril 2006) deux événements, importants et significatifs, dont on ne peut que constater la posture quasi symétrique : d‟un côté l‟exposition « Le mouvement des images. Art, cinéma » dont le concepteur et curateur est l‟historien d‟art Philippe-Alain Michaud2. Cette exposition se définit comme une revisitation des pièces des collections du Musée National d‟Art Moderne, à la lumière des « pensées du cinéma », une lumière à la fois réelle et virtuelle, littérale et métaphorique, puisqu‟elle « réfléchit » le cinéma à la fois comme matière, comme forme, comme dispositif et comme pensée. Elle s‟efforce de travailler cette question : comment et en quoi peut-on dire que « le cinéma » (avec tous les guillemets qu‟il faut) informe, nourrit, influence, travaille, inspire, irrigue (plus ou moins souterrainement) les œuvres (peintures, sculptures, photographie, architecture, installations, performances, vidéos) d‟une série d‟artistes plasticiens du XXème siècle (de Matisse à Picasso, de Barnet Newman à Frank Stella, de Bustamante à Robert Longo, de Chris Burden à Wolfgang Laib, etc.), qu‟a priori on n‟aurait pas nécessairement mis « du côté du cinéma ». Question passionnante, ouverte, audacieuse, qui s‟organise autour de quatre 1 La première partie de texte a été écrite et publiée en 2006-2007 à l‟occasion de la première « université de printemps » sur le thème « Cinéma et art contemporain » organisée à Gradisca (Italie) par l‟Université d‟Udine avec l‟Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Cette version a été largement remaniée. La seconde partie du texte est entièrement inédite. Depuis la publication de la première partie, j‟ai co-organisé (avec Leonardo Quaresima) cinq autres « Spring ou Summer School » sur le même thème (« cinéma et art contemporain I, II, III, IV, etc. »), soit à Paris soit à Gradisca/Gorizia (en 2006, 2007, 2008, 2009 et 2010). Le texte présenté ici est donc à la fois le texte qui a lancé le programme et une synthèse des années qui ont suivi, conçue comme une sorte d‟introduction générale balayant l‟ensemble du champ. Tout au long des années 2006-2009, le champ s‟est diversifié, amplifié, spécialisé, et a été nourri par l‟ensemble des participants à ces universités d‟été ou de printemps (groupe d‟une soixantaine de chercheurs, en particulier de doctorants et de jeunes docteurs, appartenant à un réseau d‟une douzaine de départements de cinéma et audiovisuel d‟autant d‟universités européennes). L‟ensemble des travaux a été et continue d‟être publié régulièrement chaque année, constituant une sorte de « domaine » spécifique dans le champ des études cinématographiques. On trouvera des traces de ces multiples approfondissements dans quatre numéros thématiques de la revue Cinéma et Cie (n° 8, 2006 ; n°10, 2007 ; n°11, 2008 et n°12, 2009) publiée par les éditions Carocci (Italie) et Téraèdre (Paris), et dans trois ouvrages collectifs (Unstable Cinema, 2008, Oui c’est du cinéma !, 2009, Cinéma, architecture, dispositifs, 2010) parus aux éditions Campanotto. En attendant la suite pour 2010. 2 Voir le catalogue de l‟exposition par Philippe-Alain Michaud, Le Mouvement des Images, Paris, Centre G. Pompidou, 2006, 160 p. 3 configurations structurantes, définies comme quatre « composantes du cinéma » (le défilement, la projection, le récit et le montage), et qui est évidemment tout à fait révélatrice de cet « effet cinéma » dont je parle. Cette exposition est elle-même accompagnée d‟une rétrospective de films expérimentaux, anciens et récents, faisant eux aussi parties des collections du Musée et programmés (en salle) thématiquement selon les mêmes configurations. Dans le même temps (ou presque), sans qu‟on sache si ce sont les hasards de la programmation ou un acte volontaire, de l‟autre côté donc, le même Centre Pompidou présente une autre exposition, qui met en scène son propre ratage, c‟est-à-dire qui s‟avère d‟autant plus déceptive qu‟elle fut très attendue, et qui fait de cela même son ressort, une double exposition (au sens de ce qui se montre et de ce qui prend des risques) conçue et élaborée dans un premier temps par Jean-Luc Godard avec l‟aide de Dominique Païni. puis avortée par JLG seul, et transformant cet avortement en geste exhibitionniste. Cette exposition devait en effet s‟intituler « Collage(s) de France. Archéologie du cinéma, d‟après JLG » (par référence/révérence au vieux fantasme de Godard d‟entrer au « Collège de France ») mais elle s‟appelle finalement « Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard, 1946-2006. À la recherche d‟un théorème perdu ». De l‟archéologie comme croyance (en quelque chose, une histoire peut-être) à l‟utopie comme conscience de la perte (fantasmée elle-même comme théorème), l‟exposition décrit le trajet d‟une sorte de mélancolie du cinéma par l‟art. S‟inscrivant dans le prolongement scénographié des Histoire(s) du cinéma, il s‟agit cette fois d‟une « exposition de cinéaste » construite toute entière comme une vaste installation, rêvée et inachevée, rêvant son inachèvement dans un collapse de l‟avant et de l‟après, faisant l‟impasse sur l‟exposition comme objet au présent, renvoyée à un vaste chantier cacophonique, plein de traces de lui-même, de fragments épars de ses matériaux et de ses pensées, de morceaux de textes, d‟images et de sons (cinéma, peinture, littérature, musique) présentés de toutes les manières possibles (reproductions multiples, pièces abandonnées, écrans plus ou moins miniatures dans toutes les positions, même éteints, et surtout maquettes, maquettes en série, et même en abyme, renvoyant l‟exposition à elle même, comme espace à habiter, comme utopie archéologique, comme « pièce » possible et déjà mise en pièce avant d‟être, n‟existant même que dans cette forme). Le tout organisant une sorte de collage de ruines à partir d‟une vision à la fois poétique, métaphysique et géopolitique du cinéma traversé de ses innombrables rapports à l‟art3. Une exposition elle aussi accompagnée d‟une 3 On trouvera un dossier analytique assez étoffé sur cette exposition de Godard dans la revue Cinéma & Cie, n°12, 2009, « Autour de l‟exposition Voyage(s) en Utopie » avec des textes de Dominique Païni, André Habib, Céline Gailleurd et Jennifer Verraes. 4 rétrospective (intégrale et en salle) des films de (et sur, et avec) l‟auteur. Au total donc, deux grandes expositions, pratiquement simultanées, dans le même haut lieu symbolique de l‟art, et qui se répondent comme le recto et le verso d‟une même problématique feuilletée, celle des rapports, complexes et quasiment inversés, entre cinéma et art contemporain. Si on veut schématiser : d‟un côté, le cinéma dans l‟art, de l‟autre l‟art dans le cinéma. L‟art comme cinéma et le cinéma comme art. C‟est-à-dire : le cinéma VIRGULE art contemporain. C‟est la virgule qui est l‟essentiel. Parce qu‟elle fait pivot entre « cinéma » et « art contemporain » et laisse ouvert dans tous les sens le lien entre les deux pôles. Donc, je le répète, et ce n‟est pas nouveau, cela remonte au moins au début des années 90 : le monde de l‟art contemporain se trouve de plus en plus marqué par cette présence insistante de ce qu‟on pourrait appeler un « effet cinéma », un « effet cinéma » à la fois profond et superficiel, souvent monumental, voire fétichiste, éventuellement poétique, parfois intelligent, sinon sensible. Un « effet cinéma » dans tous les cas extrêmement diversifié et multiforme. Et qui opère à tous les niveaux : au plan institutionnel, au plan artistique et au plan théorique (ou critique). Je voudrais, dans cette simple présentation de cadrage, essayer de poser les choses. Non pas analyser tel ou tel aspect particulier, ou me plonger dans telle ou telle démarche singulière (de musée, d‟exposition, d‟artiste, d‟œuvre). Je voudrais seulement traiter de cet « effet cinéma » comme phénomène d‟ensemble, en opérant en deux temps successifs : d‟une part, rapidement, proposer quelques réflexions sur les raisons et les enjeux, historiques et esthétiques, que cela me semble impliquer, et d‟autre part, avec plus d‟attention, me placer dans une perspective panoramique et catégorielle et tenter de repérer quelques grandes formes de ce phénomène. Un texte d‟introduction et de mise en place en quelque sorte4. Cinéma d’exposition ? Autre cinéma ? Post-cinéma ? Troisième cinéma ? Une question de territoire, d’identité, de légitimation, de pouvoir, de gain et de perte 4 Je renvoie pour plus d‟informations, d‟analyses ou de réflexions, d‟abord à des textes plus ou moins anciens, des articles (notamment dans Omnibus et Art Press), des catalogues (de partout) et ouvrages abordant ce sujet, parmi lesquels je mentionnerai spécialement les cinq ouvrages de référence suivants : Raymond BELLOUR, L’Entre-images 1. Photo, cinéma, vidéo, Paris, éd. La différence, 1990 ; Dominique PAÏNI, Le temps exposé. Le cinéma de la salle au musée, Paris, éd. de l‟Etoile/Cahiers du cinéma, 2001 ; Françoise PARFAIT, Vidéo : un art contemporain, Paris, éd. du Regard, 2001 ; Pascale CASSAGNAU, uploads/s3/ duboiscinema-et-art-contemporain-livre.pdf
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- Publié le Aoû 19, 2022
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