PEIRCE L'ESTHÉTIQUE D'APRÈS PEIRCE Par Nicole Everaert-Desmedt Professeure, Fac

PEIRCE L'ESTHÉTIQUE D'APRÈS PEIRCE Par Nicole Everaert-Desmedt Professeure, Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles everaert@fusl.ac.be 1. RÉSUMÉ On décrit la production et l'interprétation d'une œuvre d'art dans le cadre de la théorie de Peirce. La production d'une œuvre suit un processus abductif parallèle à celui de la recherche scientifique et s'inscrit dans l'évolution de l'univers. L'objectif d'une œuvre d'art est de capter la priméité, en la rendant intelligible. Lorsque le travail de l'artiste est terminé, son œuvre continue à se développer en s'ouvrant aux interprétations. L'interprétation d'une œuvre met le récepteur sur la voie d'une pensée iconique, qui parvient à saisir une qualité totale, une icône pure. Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée : Nicole Everaert-Desmedt (2011), « L'Esthétique d'après Peirce », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/peirce/esthetique.asp. 2. THÉORIE 2.1. LA PRODUCTION D'UNE ŒUVRE D'ART Peirce a peu écrit sur l'art. Mais Anderson (1987) montre qu'on peut trouver dans le système peircien une théorie implicite de la créativité artistique, en établissant un double parallélisme, d'une part avec la créativité scientifique, et d'autre part avec l'évolution créative divine. 2.1.1. LA CRÉATIVITÉ ARTISTIQUE ET LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE Dans le classement des sciences selon Peirce (1931-1935 : 5.121), l'esthétique appartient au même groupe que la logique (sciences normatives). Or, dans la logique, Peirce décrit comment les chercheurs doivent travailler pour faire avancer la connaissance. Donc, parallèlement, l'esthétique devrait décrire la façon dont un artiste doit accomplir son travail. Dans les deux cas, il s'agit d'un processus cognitif, au cours duquel l'abduction joue un rôle central. 2.1.1.1. L'ABDUCTION DANS LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE Nous pouvons décomposer de la façon suivante le processus de la recherche scientifique selon Peirce : 1. La première phase est celle de l'étonnement : le chercheur se trouve devant un fait surprenant qui trouble son état de croyance. 2. Il fait alors une abduction, c'est-à-dire qu'il formule une hypothèse susceptible d'expliquer ce fait. 3. Il applique ensuite cette hypothèse par déduction, il en tire toutes les conséquences nécessaires, qui seront testées. Charles Sanders Peirce : L'Esthétique d'après Peirce / Signo - Théories s... http://www.signosemio.com/peirce/esthetique.asp 1 de 7 13/09/2014 12:59 4. Enfin, par une sorte d'induction, c'est-à-dire de généralisation à partir d'un certain nombre de tests positifs, il considère que les résultats vérifient l'hypothèse, jusqu'à preuve du contraire. 2.1.1.2. L'ABDUCTION DANS LA PRODUCTION D'UNE ŒUVRE D'ART Nous pouvons adapter le processus de la recherche scientifique à celui de la production d'une œuvre d'art : 1. Au départ, l'artiste éprouve un trouble, causé, non par un fait surprenant, mais par un sentiment inquiétant. Il est plongé dans la priméité, dans un chaos de qualités de sentiments (« qualities of feeling », Peirce, 1931-1935 : 1.43) ; il éprouve un sentiment qui semble approprié, mais n'a pas d'objet auquel il est approprié. C'est comme dans le cas d'un sentiment de « déjà vu », explique Peirce. C'est comme lorsque nous rencontrons une personne, que nous avons l'impression d'avoir déjà rencontrée, mais nous ne savons plus où, ni quand nous l'aurions rencontrée, ni qui est cette personne. Le sentiment de reconnaissance que nous éprouvons alors nous semble approprié, sans avoir d'objet auquel il est approprié. 2. La production de l'œuvre commence par une abduction. Mais, alors que l'abduction scientifique consiste à formuler une hypothèse comme solution à un problème conceptuel, l'abduction ou hypothèse artistique consiste plutôt à essayer de formuler le problème, à « laisser venir » des qualités de sentiment, à essayer de les capter, de les « penser », à les considérer comme appropriées. 3. Ensuite, par une sorte de déduction, l'artiste projette son hypothèse dans son œuvre, c'est-à-dire qu'il va présenter les qualités de sentiment en les mettant en forme, en les incarnant dans un objet auquel elles pourraient être appropriées. Ainsi, en construisant cet objet auquel les qualités de sentiment seraient appropriées, l'œuvre d'art crée son propre référent, elle est auto-référentielle. La projection permet de clarifier l'hypothèse qui est vague au départ, de la préciser, afin qu'elle puisse ensuite être « testée » par induction. 4. La dernière étape est une induction : le jugement de l'artiste sur son œuvre. Comment l'artiste peut-il tester la valeur de sa création ? Pas du tout par rapport à une réalité extérieure, puisqu'une œuvre d'art est auto-référentielle, mais par rapport à elle-même. Une œuvre est auto-adéquate lorsqu'elle se présente elle-même comme un sentiment raisonnable, lorsqu'elle rend intelligible une qualité de sentiment synthétisée (Peirce, 1931-1935 : 5.132). Une œuvre d'art n'est pas nécessairement « belle » dans le sens traditionnel. Pour définir l'idéal esthétique, Peirce remplace la notion de « beauté » par le terme grec « kalos », c'est-à-dire l'admirable en soi, qui correspond, pour Peirce (1931-1932 : 1.615), à la présentation d'un sentiment raisonnable. La fonction d'une œuvre d'art est de rendre intelligibles des qualités de sentiment. Or, rendre intelligible nécessite l'intervention de la tiercéité, l'usage de signes ; mais, puisque les qualités de sentiment se situent à un niveau de priméité, elles ne peuvent être exprimées qu'au moyen de signes iconiques (signes qui renvoient à leur objet à un niveau de priméité : voir le chapitre sur la sémiotique de Peirce). L'œuvre est donc un signe iconique, que Peirce (1931-1935 : 2.276) appelle aussi une hypoicône. REMARQUE : HYPOICÔNE Peirce introduit le terme de « hypoicône » pour distinguer le signe iconique de l'icône pure. L'icône pure relève pleinement de la priméité ; elle ne peut être qu'une image mentale, une possibilité non matérialisable. Lorsqu'une icône se matérialise, elle devient un signe, donc de l'ordre de la tiercéité, même si le renvoi à l'objet se fait à un niveau de priméité, créant un effet de similarité. Nous résumons, dans le tableau suivant, le processus de production d'une œuvre d'art, tel que nous venons de le décrire. Production de l'œuvre Charles Sanders Peirce : L'Esthétique d'après Peirce / Signo - Théories s... http://www.signosemio.com/peirce/esthetique.asp 2 de 7 13/09/2014 12:59 2.1.2. LA CRÉATIVITÉ ARTISTIQUE ET L'ÉVOLUTION DE L'UNIVERS Une œuvre d'art est donc un signe iconique qui rend intelligibles des qualités de sentiment. Cependant, l'incarnation des qualités de sentiment dans une œuvre n'est jamais totale, l'intelligibilité n'est jamais achevée. Pas plus que l'évolution de l'univers. C'est ici qu'intervient le second parallélisme étudié par Anderson (1987), entre la créativité artistique et l'évolution cosmologique. 2.1.2.1. L'ÉVOLUTION COSMOLOQIQUE Tout en critiquant le dogmatisme religieux, qui constitue un obstacle à la recherche scientifique, Peirce affirme sa foi en la réalité de Dieu. Selon Peirce (1931-1935 : 6.505), Dieu n'a pas créé l'univers en une semaine, mais il est toujours en train de le créer, et il n'aura jamais fini. Peirce (1931-1935 : 1.362) distingue trois étapes dans l'évolution cosmologique : La première étape de l'évolution se situe dans un passé infini : c'est le chaos de la priméité pure, le vague, l'absence totale de régularité. La troisième étape se situe dans un futur infini : c'est la secondéité, la fixité du fait accompli, donc la mort (« dead matter », dit Peirce, 1931-1935 : 6.201) ; c'est le triomphe total de la loi, l'absence totale de spontanéité, l'état final d'un univers complètement évolué. Nous sommes dans le temps, donc dans la seconde étape de l'évolution cosmologique, celle de la tiercéité, caractérisée à la fois par de la régularité (des lois) et de la diversité (de la spontanéité, de la « chance »). Au fur et à mesure de l'évolution de l'univers, les lois ou les habitudes se développent, deviennent de plus en plus régulières. Ce qui était spontanéité à l'origine se transforme en loi. Mais de nouvelles spontanéités ne cessent d'apparaître, et augmentent la variété du monde (Peirce, 1931-1935 : 6.101). L'univers n'aboutira jamais à la troisième étape de l'évolution cosmologique (celle où Dieu serait complètement révélé, donc mort) car, selon Peirce (1931-1935 : 6.148), « la loi de l'esprit ne peut pas être auto-destructive ». Le monde de Peirce ne peut jamais se cristalliser totalement, il ne peut pas atteindre une fin des fins. L'objectif de Dieu, son « telos », n'est donc pas la raison absolue, mais la croissance elle-même du caractère raisonnable (Anderson, 1987 : 119-120). 2.1.2.2. L'ACTIVITÉ CRÉATIVE DIVINE Peirce présente Dieu comme un artiste, et l'univers comme une œuvre d'art. La description que Peirce donne de l'activité créative de Dieu pourrait s'appliquer, mutatis mutandis, à l'attitude de l'artiste. Dieu ne sait pas précisément ce qu'il va créer avant de le créer. Son objectif (son telos) est indéterminé. Au départ, devant le chaos initial, consistant en « une multitude infinie de sentiments non reliés » (Peirce, 1958 : 8.318), Dieu doit s'ouvrir à la variété des qualités. Il cherche une possibilité qui réponde potentiellement à son objectif de créer un « univers ». Ensuite, son activité consiste à donner existence à certaines qualités sous la forme de la secondéité, c'est-à-dire qu'il transforme la priméité en secondéité par le biais de la tiercéité (son telos). Dans le choix des qualités, un facteur de chance intervient : Dieu réalise ou réifie les uploads/s3/ everaert-desmedt-nicole-l-esthetique-d-apres-peirce.pdf

  • 39
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager