Etienne OSIER, Professeur agrégé au lycée Romain Rolland de Goussainville. Expl

Etienne OSIER, Professeur agrégé au lycée Romain Rolland de Goussainville. Explication de texte « Quand l’enfant s’amuse à reconstituer une image en assemblant les pièces d’un jeu de patience, il y réussit de plus en plus vite à mesure qu’il s’exerce davantage. La reconstitution était d’ailleurs instantanée, l’enfant la trouvait toute faite, quand il ouvrait la boîte au sortir du magasin. L’opération n’exige donc pas un temps déterminé, et même, théoriquement, elle n’exige aucun temps. C’est que le résultat en est donné. C’est que l’image est créée déjà et que, pour l’obtenir, il suffit d’un travail de recomposition et de réarrangement,-travail qu’on peut supposer allant de plus en plus vite, et même infiniment vite au point d’être instantané. Mais, pour l’artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n’est plus un accessoire. Ce n’est pas un intervalle qu’on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui la remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps d’invention ne qu’un ici avec l’invention même. C’est le progrès d’une pensée qui change au fur et à mesure qu’elle prend corps. Enfin c’est un processus vital, quelque chose comme la maturation d’une idée. Le peintre est devant sa toile ; les couleurs sont sur la palette, le modèle pose ; nous voyons tout cela, et nous connaissons aussi la manière du peintre : prévoyons-nous ce qui apparaîtra sur la toile ? Nous possédons les éléments du problème ; nous savons, d’une connaissance abstraite, comment il sera résolu, car le portrait ressemblera sûrement au modèle et sûrement aussi à l’artiste ; mais la solution concrète apporte avec elle cet imprévisible rien qui est le tout de l’œuvre d’art. Et c’est ce rien qui prend du temps. » H. Bergson, L’évolution créatrice (Puf, p. 330-340, édition du centenaire, p. 783) Toute action, consciemment ou inconsciemment effectuée, prend du temps. Mais que signifie encore l’expression « prendre du temps » ? Une nuance s’impose cependant selon qu’il s’agit du temps ou de mon temps : la mesure mécanisée de celui-ci, en secondes, minutes ou heures, ne coïncide pas nécessairement avec l’état de conscience, le vécu psychologique qui l’accompagnent. Le temps que je trouve court paraîtra long à une autre personne malgré l’identité de la donnée chronométrique. Ce texte de Bergson essaie de nous faire repérer la difficulté de percevoir le déroulement temporel d’un processus particulier, celui de la création artistique. Lui aussi « prend du temps », comme le constate Bergson (ligne26). Un processus comprend deux termes, le commencement et le résultat, qui sont comme les deux bornes d’un segment temporel. La question est : qu’y a-t-il entre les deux, ou plus exactement que se passe-t- il dans le vécu temporel du créateur ? Bergson parle ici de la « durée », donnée temporelle de toute création artistique (l.13-18), et l’on observe d’emblée que l’auteur ne porte ici aucun jugement de valeur sur la qualité de l’œuvre : seule l’intéresse l’observation de l’instant créateur. Observation, constat. Le texte de Bergson fonctionne en effet comme une juxtaposition d’observations, presque comme une parataxe. Il présente d’abord un exemple, celui de l’enfant qui joue, et analyse le temps de cette activité ludique (l.1à10). Puis il en vient à l’essentiel de son propos : la « création » d’une « image » par « l’artiste (l.10). Quel type de temps rencontre-t-il ? Le texte se fait alors plus technique, plus 2 spéculatif, puisqu’il s’installe au cœur du « processus » créatif, si particulier (« quelque chose » l. 18) que Bergson le qualifie de « vital » (ibidem.). À des fins sans doute pédagogiques, celui-ci introduit ensuite (second alinea) l’exemple de cet « artiste », le peintre (l. 19), et tente de mettre en scène le moment de la création. Le regard du philosophe, comme le nôtre, est extérieur, et pourtant il pénètre l’intériorité du peintre en la rapportant à l’élément temporel qui pour Bergson est irréductible à la « manière du peintre » (l.21), et au « portrait » (l. 23), en raison de son caractère « imprévisible » (l. 25). Le rapport de la conscience au temps est inscrit dans la description à laquelle procède Bergson au début du texte. En effet, l’enfant ne joue pas dans une construction imaginaire dont il constitue lui-même les lieux et les temps, il doit pour jouer faire preuve de patience (« jeu de patience » l.2), donc attendre que de l’ « image » se constitue sous ses yeux et ses mains. Mais l’image qu’il produit est une copie, elle reconstitue l’image première sui est donnée comme source de ce jeu de patience. Il s’agit par suite d’une attente littéralement rétrospective, c’est-à-dire « qui regarde en arrière » pour être efficace à l’instant suivant (cf. les imparfaits l.3-4). Et ce qu’elle regarde, c’est une image « toute faite », qu’il faudra imiter rigoureusement, quel que soit le temps passé à la reconstituer, une image déjà vue, et de mieux en mieux : l’opération s’accélère en même temps qu’elle se fait. L’enfant manifeste ainsi non pas un savoir- faire, mais un « savoir-refaire ». Puisque l’image existe déjà (« est créée déjà » l.7), « toute faite » (l.4), la patience et l’attente sont indépendantes des conditions matérielles du jeu. Le résultat de ce dernier reste en effet constant, et Bergson pousse la logique temporelle de la re-constitution jusqu’à son extrémité hypothétique (« on peut supposer » l.9) : on sait à quoi ressemblera le résultat du jeu, de sorte que la reconstitution est « instantanée « (l.3 et 10), il suffit pour cela de percevoir l’image et de considérer les pièces, même éparpillées. On le sait « théoriquement » (l.9), c’est-à-dire avant de commencer à assembler celles- ci. D’où la liaison qu’opère Bergson entre l’accélération du geste pratique d’assemblage et l’instantanéité théorique de la reconstitution, liaison dans laquelle l’enfant n’occupe plus de place en tant que tel. Il ne s’agit pas pour Bergson d’accentuer une quelconque différence entre la rapidité d’un enfant et celle d’un autre, rapidité mesurable, mais au contraire de montrer que dans ce type de jeu sur une image, le temps passé dessus, bref ou long, n’influe en rien sur l’objectif, et que la patience en question –ou plutôt en jeu- est appelée à s’altérer non pas en impatience, mais en automatisme d’une vitesse exponentielle (« de plus en plus vite, et même infiniment vite » l.9). La constance du résultat s’explique par l’absence de création, la patience dans la reconstitution par sa facilité rétrospective. Le texte marque ensuite une rupture (« Mais », l.10). Bergson en vient à l’exemple de « l’artiste », et, à la différence de l’enfant, l’installe au centre de sa réflexion, jusqu’à en faire le fil conducteur de tout le reste du texte. Un élément unit ici l’enfant et l’artiste : tous deux ont affaire à des images, mais la ressemblance s’arrête là, et surtout la ressemblance de leurs rapports respectifs au temps. Ce qui caractérise le temps propre à l’artiste, c’est qu’il est créateur, là ou celui de l’enfant n’était que reproducteur, imitateur : il « créé une image » (l.10). Bergson, dans les lignes qui suivent, s’efforce de donner un sens à l’intimité de la relation, voire de la fusion entre le temps et la création, ou plutôt l’œuvre en train de se créer, selon une progression (« progrès » l.17) que l’anglais rendrait mieux d’ailleurs (présent progressif). En effet, la création s’entend comme déjà créé, donc achevée, ou comme acte de créer (les mots à suffixe en –tion expriment à la fois le passif et l’actif). On ne le trouve pas dans ce texte et ce n’est sans doute pas un hasard. Bergson veut trouver, l’élément intermédiaire entre le « déjà » et le « pas encore », celui qui marque le sens de l’action créatrice, autrement dit son contenu : il parle de la durée du travail, ce 3 dernier décrivant la création active si l’on peut dire. La notion de créativité rend mieux compte ici de la position de l’artiste décrit par Bergson : elle est un état de conscience, qui inclut sans pour autant le matérialiser immédiatement le contenu du travail créatif, et elle implique une durée de l’état créatif. La « durée » (l.13) apparaît précisément comme un thème essentiel de l’approche bergsonienne de l’acte créateur : elle précise les notion de temps, et d’ « intervalle » temporel introduites auparavant (l. 11-12). Cette durée est plus que relative à ce qu’elle permet, à savoir l’acte de créer : elle est ce que l’artiste crée, même si elle ne se voit pas comme se voit l’oeuvre elle-même, et Bergson fait à deux reprises la même remarque sur la liaison ontologique intrinsèque (=essentielle) entre l’être de la durée de l’acte et l’œuvre en train d’être créée. En effet, « allonger ou raccourcir » (l.12), uploads/s3/ ex-bergson-temps.pdf

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