Marges Revue d’art contemporain 07 | 2008 Vies d’artistes Comment écrire une bi

Marges Revue d’art contemporain 07 | 2008 Vies d’artistes Comment écrire une biographie d’artiste : Sacha Sosno et l’art d’oblitération How Does One Write an Artist Biography: The Case of Sacha Sosno, Great Obliterator Françoise Armengaud Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/marges/605 DOI : 10.4000/marges.605 ISSN : 2416-8742 Éditeur Presses universitaires de Vincennes Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2008 Pagination : 90-101 ISBN : 978-2-84292-251-1 ISSN : 1767-7114 Référence électronique Françoise Armengaud, « Comment écrire une biographie d’artiste : Sacha Sosno et l’art d’oblitération », Marges [En ligne], 07 | 2008, mis en ligne le 15 juin 2009, consulté le 01 mai 2019. URL : http:// journals.openedition.org/marges/605 ; DOI : 10.4000/marges.605 © Presses universitaires de Vincennes 90 1Françoise Armengaud, L’Art de l’oblitération — Essais et entretiens sur l'œuvre de Sacha Sosno, préface de Daniel Charles, Paris, Editions Kimé, 2000. Voir aussi: « Entrer dans la ville », entretien avec Sacha Sosno, Revue d'esthétique, no 28, Paris, Jean-Michel Place, 1996, p. 161-170. « Conceal in Order to See Better », dans Art and Landscape, Panayotis and Effie Michelis Foundation, Athènes (Grèce), 2001, t. II, p. 457-468. « Les oblitérations de Sacha Sosno: citation et pluri-auctoralité de l'œuvre », dans Marc Jimenez, L’œuvre d'art aujourd'hui, Paris, Editions Klincksieck, 2003, p. 27-36. Il y a quelques années, j’ai consacré un ouvrage au sculpteur français contemporain Sacha Sosno1. Rédigeant ce qui s’imposait comme l’incontournable « chapitre bio », je me suis interrogée sur la pertinence des catégories que j’allais utiliser. Or le moment eût été mal choisi pour faire en même temps le récit et la critique épistémologique du récit. La problématique de ce numéro me donne l’occasion d’amorcer cette démarche. Ma contribution consiste dans l’exposé d’un exemple: la biographie de Sacha Sosno. Laquelle exemplifie bien des choses, ou plutôt bien des types de choses. Pour n’en citer que deux : alternance et/ou simultanéité, entre mener son aventure singulière, et s’engager dans des mouvements collectifs ; entre réflexion et création – pour autant qu’on veuille dissocier les deux. Enfin, comment la vie d’artiste s’accommode-t-elle d’une vie de reporter, de naviga- teur, de globe-trotter… ? Les soucis du biographe D’après Pierre Bourdieu, « produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c’est peut-être sacrifier à une illusion rhé- torique2 ». Cette illusion n’est pas le fait du seul biographe. En effet, c’est déjà le sens commun, précise Bourdieu, qui décrit la vie Comment écrire une biographie d’artiste: Sacha Sosno et l’art d’oblitération 91 comme « un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours, ou comme un cheminement, c’est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplace- ment linéaire, unidirectionnel (la “mobilité”), comportant un com- mencement (“un début dans la vie”), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de but ». Mais cette idée du sens commun selon laquelle la vie constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, lequel peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une intention subjective et objective, cette idée ren- contre « la complicité naturelle du biographe que tout, à commen- cer par ses dispositions de professionnel de l’interprétation, porte à accepter cette création artificielle de sens ». Dans la perspective critique qui est la sienne, Bourdieu propose plutôt de construire la notion de trajectoire comme « série des positions successivement occupées par un même agent […] dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations ». À cette proposition générale formulée par Bourdieu, je voudrais adjoindre – non exhaustivement – quelques points topiques, et désigner ainsi les contraintes qui me paraissent peser plus spéci- fiquement sur le récit constituant la trame des biographies d’ar- tistes. D’abord certaines idées admises par le sens commun contemporain. En premier lieu, l’idée romantique persistante d’un privilège selon laquelle les artistes seraient davantage que les autres en mesure (personnelle) et en position (sociale) d’exprimer pleinement leur sensibilité singulière, d’épanouir leurs talents, de concrétiser leurs idéaux et/ou leurs fantasmes et, ce faisant, de les communiquer. Privilège de vocation et de don, éventuellement chèrement payé de solitude et de tourment. En second lieu, l’idée plus récente (un avatar de la précédente?), faisant partie d’une doxa esthétiquement correcte, selon laquelle les artistes, particu- lièrement réceptifs aux contextes socio-politiques, auraient une perception fine et prémonitoire des séismes en approche et des bouleversements futurs, et seraient bien situés – de façon para- doxale d’ailleurs: à l’écart/en plein dans la mêlée – pour discerner les failles, les crises et leurs enjeux. Soit par intuition, porosité épidermique, « antennes » – toujours du côté du don –, soit par situation de retrait marginal, de regard oblique. Ce qui en ferait de bons observateurs. Où l’on retrouve l’idée de trajectoire comme série de positions formulée par Bourdieu. À ce que j’appellerai les « obstacles narratifs » que constituent ces deux idées (croyances) s’en ajoute une troisième. Que son texte soit bref ou long, le souci du « biographe » qui écrit le récit de la vie d’un artiste est d’en considérer les événements par rapport à 2 Pierre Bourdieu, « L'illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n° 62/63, 1986, p. 69-79. 92 l’œuvre, comme si la production de cette dernière devait aimanter et épuiser toute l’attention et l’énergie de l’artiste, et comme si ce qu’il entreprend, ou ce qui lui arrive, ne prenait sens que par rap- port à l’art. Ce qui n’est pas nécessairement le cas3. Mais on constate que la plupart des récits (le mien ne fait pas exception) s’orientent comme si l’art était le « tout » de la vie. Serait-il hon- teux, débilitant, « désartisant », que l’art ne soit qu’un élément de la vie parmi d’autres, et même loin d’être le plus important. Pour- quoi ne pas oser, sur ce plan-là aussi, désacraliser l’art, en mon- trant que ce n’est qu’une partie des activités de l’individu artiste. Dans les cas favorables, ce qui lui permet de gagner sa vie (et c’est déjà beaucoup). « Comment ne voulez-vous pas être maudit? », demande la doxa. On a vu l’artiste crève-la-faim, on voit aussi l’ar- tiste homme d’affaires, et pourquoi pas? Par ailleurs, la préoccupation du biographe, sinon de « servir », du moins de ne pas desservir l’artiste auprès de ses collectionneurs, exposants privés ou institutionnels – lesquels, qu’ils la lisent peu ou prou, apprécient l’existence d’une littérature exégétique, qu’el- le soit flamboyante ou grise – peut infléchir son écriture. Il y a enfin, des facteurs, liés à sa propre subjectivité, qui influencent le biographe à son insu, de l’ordre du scrupule ou de la réticence: ne pas vouloir (trop) objectiver, ne pas vouloir passer l’ami à la mou- linette d’un quelconque déterminisme, ne pas se targuer de pos- séder une clé, voire tout un trousseau, de la destinée d’autrui… Certains critères s’avèrent donc d’un usage particulièrement déli- cat: par exemple la « réussite » et l’« échec ». Ce qui est valable pour tout le monde mais plus spécialement pour l’artiste. L’an- goisse, l’espoir, la fierté de ne devoir réussir que de manière post- hume. L’angoisse inverse qu’un succès présent ne se solde plus tard par un « tomber dans l’oubli ». Chez maint septuagénaire conséquent, le désir d’avoir sa propre fondation. Sans remonter jusqu’à Plutarque et Vasari, demeure, même tacite, la prégnance des modèles d’autrefois – vie brève et dramatique (Van Gogh); vie longue et inquiète (Cézanne); vie longue et inquiète mais d’em- blée glorieuse (Picasso)… Plus surprenant, à lire nombre de récits de vies d’artistes, on sent l’emprise, serait-ce en filigrane, du schéma fonctionnel qui n’était pourtant établi par Vladimir Propp que pour les contes mer- veilleux4. Sous d’autres dénominations, on reconnaît la tâche assi- gnée au héros, la quête, les épreuves et les obstacles, la rencontre des bienveillants (auxiliaires et donateurs), la rencontre des mal- veillants (empêcheurs et méchants), la victoire et les nouvelles difficultés qui s’ensuivent, etc. 3 Exclamation de Christine Bonnet en 2006: « Je ne crache pas tout dans ma peinture ». 4 Vladimir Propp, Morphologie du conte, (1928), Paris, Seuil, coll. Points, 1970. 93 Récapitulons: il y a ce qui tient au récit – sa logique, sa grammai- re, sa rhétorique – et ce qui tient à la notion de vie; et puis il y a l’étude, l’investigation, qui s’aimerait en habits d’objectivité et de scientificité. Peut-on dès lors faire d’une vie (d’artiste) une étude qui ne soit pas en même temps un récit? Autrement dit, les contraintes du genre narratif peuvent-elles être entièrement levées, et par quelle sorte d’enquête? Voir une vie comme une trajectoire, ainsi que le préconisait Bourdieu, ce serait croiser les paramètres et les variables pour une analyse de vie5. Appartenance de genre, de classe sociale, origine géogra- phique/ethnique… Reprendre à nouveaux frais la vieille interroga- tion: y a-t-il une science du singulier, de l’individu? Serait-ce celle de l’approche clinique? Mais on rencontre vite les groupes, les écoles, les mouvements, c’est déjà du collectif. S’acheminera-t-on pour autant vers les études statistiques? Pourrait-on s’inspirer uploads/s3/ marges-605-pdf.pdf

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