« L’INTENSE TRAVAIL MENTAL DE L’ARTISTE » Gustave Kahn et Paul Gauguin Le Palai

« L’INTENSE TRAVAIL MENTAL DE L’ARTISTE » Gustave Kahn et Paul Gauguin Le Palais s’est effondré sur les mousses Quand vinrent les musiques barbares1. Si les chroniques d’art de Gustave Kahn sont beaucoup moins nombreuses que ses critiques littéraires, elles présentent cepen- dant un grand intérêt, car elles lui donnent l’occasion de dévelop- per ses positions esthétiques, prises dans les enjeux d’une période d’intense activité artistique et de conflits. En 1888, Kahn rend compte, dans La Revue indépendante, d’expositions consacrées à sur Puvis de Chavannes, à l’orientaliste Guillaumet, par exemple. Il s’intéresse particulièrement aux expositions des impressionnis- tes et des indépendants, en particulier à Seurat et Signac. Pendant une dizaine d’années, il ne publie plus d’études sur l’art, puis il reprend sa rubrique en 1900, avec une note sur John Ruskin dans La Revue blanche 2 ; en 1904, il rend compte de l’exposition Claude Monet3 ; et à partir de 1905, il fait régulièrement paraître des arti- cles sur l’art4 et des monographies d’artistes, éditées sous forme d’essai indépendant5 ou sous forme de numéros hors série de la 1 Les Palais nomades, Premiers Poèmes, Mercure de France, 1897, p. 140. 2 « John Ruskin », La Revue blanche, n° 164, 1er avril 1900, p. 229-230. 3 « L’Exposition Claude Monet », La Gazette des beaux-arts, t. XXXII, juin 1904, p. 231-246. 4 « Ingres et Manet » La Nouvelle Revue, t. XXXVI, octobre 1905, p. 556-560 ; « Le salon d’Automne en 1905 », La Revue illustrée, t. XL, 15 octobre et 1er novembre 1905. 5 Boucher (biographie critique), Paris, Henri Laurens, 1905. 324 COLETTE CAMELIN revue L ’Art et le Beau 1. En 1907, il rédige une étude importante sur « la peinture galante2 ». De 1911 à 1936, il contribue régu- lièrement à la rubrique « Art » du Mercure de France, en donnant de nombreuses chroniques d’expositions ; il publie au Mercure et dans Le Quotidien des études sur des artistes du !"!e siècle tels que Delacroix, Ingres, Flandrin, Fromentin, les orientalistes, Moreau, Rodin, Pissarro, Monet, Degas, Renoir, Signac, etc. Les peintres du !!e siècle sont peu et tardivement représentés dans ses chroniques : il publie trois notes sur Suzanne Valadon, deux sur Matisse, une sur Picasso en 1932 et une autre sur le cubisme en 1935. Deux périodes intéressent Kahn : le !#"""e siècle et la seconde moitié du !"!e siècle. Dans l’étude qu’il a consacrée à Boucher, Kahn rappelle qu’après avoir été méprisée par les révolu- tionnaires et les premiers romantiques, la peinture du !#"""e siècle est redécouverte par Théophile Gautier et les Goncourt : Après les pompes et les majestés du règne de Louis XIV, l’art du !#"""e siè- cle, par ses grâces, ses coquetteries, ses familiarités, le sourire de sa fan- taisie, son maniérisme même, c’est quelque peu un retour à la nature et certainement une reprise de l’esprit populaire et du goût français3. Les libertés flamandes ont contribué à affranchir ces peintres de l’ordonnance italienne. Or Kahn appréciait chez Pissarro, Degas, Manet, une peinture claire, attentive, représentant des scènes quotidiennes, aux nuances de la lumière et au « sourire de la chair » qu’il loue dans l’œuvre de Boucher. Il décèle une continuité entre la peinture de Watteau, Boucher, Chardin et l’impressionnisme. 1 Auguste Rodin : l’homme et l’œuvre, numéro spécial de L ’Art et le Beau, 1906, s. d. ; Fragonard, numéro spécial de L’Art et le Beau, 1907, s. d. ; Montmartre et ses artistes, numéro spécial de L’ Art et le Beau, s. d., 1907 ; Les Nymphes de François Boucher, numéro spécial de L ’Art et le Beau, 1907 ; Félicien Rops et son œuvre, numéro spécial de l’ Art et le Beau, s. d., 1907. 2 La Peinture galante en France au XVIIIe siècle, Paris, Librairie artistique internationale, 2 vol. 1907. 3 G. Kahn, Les Nymphes de François Boucher, op. cit., p. 55. 325 GUSTAVE KAHN ET PAUL GAUGUIN De tous les peintres du !"!e siècle que Kahn a fréquentés et commentés, Gauguin est le seul auquel il ait consacré une étude importante, à laquelle s’ajoutent deux courtes chroniques1. Ce qui intéresse l’ardent défenseur de Verlaine contre Jules Lemaître et René Doumic2, c’est le « peintre maudit », c’est l’endurance physique, intellectuelle, morale et mentale, « la force d’âme de Gauguin3 » aux prises avec le public bourgeois, les beaux-arts, la critique et, enfin, l’administration coloniale. Kahn s’appuie sur plusieurs textes de Gauguin qui étayent la légende du peintre réfractaire : Noa Noa 4, récit de son premier séjour à Tahiti, publié avec des poèmes de Charles Morice5 ; les Lettres de Paul Gauguin à Georges-Daniel de Monfreid 6 ; Racontars de rapin 7 que Gauguin a envoyé à Fontainas en vue d’une publication au Mercure de France en septembre 1902. Fontainas a refusé le texte mais Kahn en a lu des extraits, cités par Jean de Rotonchamp dans sa biographie de Gauguin8. Kahn les a appréciés : « titre modeste d’un beau chapi- tre de critique d’art fondamentale9 », note-t-il. Les textes de Gauguin, 1 « Paul Gauguin », L ’Art et les artistes, n° 61, novembre 1925, p. 37-64 ; « Gauguin, sculpteur, graveur et modeleur (Musée du Luxembourg) », Le Quotidien, 11 janvier 1928 ; « Gauguin et le groupe de Pont-Aven (Galerie de la Gazette des beaux-arts) », Le Quotidien, 4 mars 1934. 2 Voir « Paul Verlaine : à propos d’un article de M. Jules Lemaître » [1888] ; Symbolistes et décadents, Paris, Vanier, 1902 ; réimpr. Genève, Slatkine, 1993, p. 81-87 ; et « Doumic contre Verlaine » ; ibid., p. 394-400. 3 « Paul Gauguin », art. cit., p. 55. 4 P. Gauguin et Charles Morice, Noa Noa, Paris, La Plume, 1901. 5 Gauguin a rencontré Charles Morice en 1890, après son premier séjour à Tahiti. Le peintre a demandé au célèbre critique symboliste d’accompagner de poèmes le récit de sa vie à Tahiti. Voir à ce sujet la mise au point de Jean Loize dans l’édi- tion publiée chez Balland en 1966 : « Gauguin sous le masque ou cinquante ans d’erreurs autour de Noa Noa », p. 64-85. 6 Lettres de Paul Gauguin à Geoges-Daniel de Monfreid, précédées d’un Hommage de Victor Segalen, Paris, Crès, 1919 ; rééd. avec des notes d’Annie Joly-Segalen, Paris, Falaize, 1951. 7 P. Gauguin, Racontars de rapin, Paris, Falaize, 1951, 8 Jean de Rotonchamp, Paul Gauguin. 1848-1903, Weimar-Paris, Druet, 1906 ; rééd. Paris, Crès, 1925. 9 « Paul Gauguin », art. cit., p. 38. 326 COLETTE CAMELIN ainsi que la biographie de Rotonchamp, constituent les sources de l’étude de Kahn. Le critique associe le talent de « littérateur » qu’il reconnaît en Gauguin, « cette perception de l’idée », à la recherche, en art, « d’un terrain personnel, d’un timbre d’originalité1 ». Les écrits de Gauguin ont aidé Kahn à saisir les enjeux de sa peinture en une période de recherches artistiques audacieuses. Il comprend le tournant pris par Gauguin en 1888 en relation avec sa propre « campagne du symbolisme » menée la même année. Non seulement, pour Kahn, Gauguin s’oppose à l’académisme de Cabanel ou de Flandrin, comme lui-même réfute Jules Lemaître ou Brunetière, mais surtout, Gauguin fut « le chef de la première réaction sérieuse et raisonnée contre l’impressionnisme2 », au nom « d’un intense travail mental qui le met au-dessus de tant de beaux peintres purement attachés à la vie de la matière et des reflets3 ». Aussi Gauguin apparaît-il, pour Kahn, trente-cinq ans après les « campagnes du symbolisme », comme un allié dont l’audace a fécondé l’art du !!e siècle. Avant d’aborder l’article de Kahn, donnons la parole à Gauguin qui, précisément, interroge la légitimité du discours critique de Kahn. On analysera ensuite la biographie de Gauguin, « peintre maudit », que Kahn enrichit de souvenirs personnels. Or le critique s’intéresse surtout à la puissance créatrice de l’artiste – notre troisième point. ’&'(")(* *( +* ,'"("-.* L’étude de Kahn, rédigée en 1925, éclaire la démarche de Gauguin à une époque où l’influence du peintre est considéra- ble. On se demande si Gauguin aurait apprécié ce commentaire 1 Ibid., p. 37. 2 Ibid., p. 54. 3 Ibid., p. 56. 327 GUSTAVE KAHN ET PAUL GAUGUIN par un « littérateur », lui qui, dans Racontars de rapin, interroge la légitimité de Kahn en tant que critique d’art. Citant un long passage d’un article de Kahn sur Roger Marx, publié dans le Mercure de France d’octobre 1898, Gauguin approuve l’éloge de Marx par Kahn : « une grande variété de connaissances, l’origi- nalité dans les idées et le don précieux des analogies1 ». Mais le peintre s’en prend aux critiques qui, en raison de la complexité de l’art contemporain, prétendent non seulement « renseigner le public » mais aussi « aider les artistes et les servir en leur per- mettant de comparer leur art plastique aux arts littéraires2 ». De fait, Kahn dénie au critique le droit de juger à partir de critères extérieurs à l’art, comme la morale, uploads/s3/ kahn-gauguin-pdf.pdf

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