1 Jean-Marc Chouvel1 Analyser l’Harmonie – aux frontières de la tonalité Les re

1 Jean-Marc Chouvel1 Analyser l’Harmonie – aux frontières de la tonalité Les représentations géométriques en réseau initiées par Euler et reprises par Riemann puis, plus récemment par l’ensemble des théories néoriemanniennes, sont un outil fort utile pour visualiser les comportements harmoniques liés à la tonalité. Il s’agit ici de montrer que c’est une représentation très commode aussi pour expliciter l’harmonie non-tonale, et on prendra l’exemple d’une pièce de Modeste Moussorgski extraite de ses Tableaux d’une exposition de 1874 : Les catacombes, pièce qui n’est pas à proprement parler absolument atonale, mais qui propose des logiques harmoniques répondant à d’autres critères que ceux de la stricte tonalité classique. On propose ici une méthode concrète d’analyse, utilisable par des étudiants, qui permet une description rigoureuse des phénomènes harmoniques mis en jeu, sans recourir pour autant à une théorie de la tonalité en tant que telle. Nous avions proposé dans un article publié sur internet par la revue musimediane une représentation dynamique du comportement harmonique qui permettait de visualiser en temps réel l’évolution des configurations intervalliques d’une pièce musicale donnée.2 L’aspect dynamique d’une telle représentation, qui avait donné lieu à la réalisation d’un programme informatique, la librairie omiel dans open music, impliquait une configuration de travail qui en rendait l’usage peu commode. Cet article se propose donc de montrer qu’il est possible d’utiliser le principe de la représentation hexagonale d’une manière très simple avec une grille pré-imprimée, et que l’intérêt analytique de cette représentation peut être important, en particulier dans les cas où l’on sort des critères mis en jeu par d’autres systèmes d’analyse spécialement dédiés à la tonalité, que ce soit la basse chiffrée ramiste, l’analyse fonctionnelle de Riemann ou l’analyse Schenkerienne. Il ne s’agit pas de substituer une méthode à une autre, chacune ayant, bien entendu, son utilité propre, mais de montrer comment un outil de description analytique peut rendre compte d’une autre « configuration mentale » des relations harmoniques, ce qui peut s’avérer fort utile dans les cas où les repères de la musique tonale commencent à s’estomper (évolution du Jazz, musique contemporaine, etc.). On présentera dans un premier temps un très rapide aperçu de l’évolution historique des représentations en réseau, principalement pour en rappeler les principes et les attendus théoriques. On essaiera également de donner une explication possible des raisons d’être de tels réseaux à partir de considérations topologiques liées à la 1 Jean-Marc Chouvel est compositeur et musicologue. Il est chercheur au CRLM (Paris IV) et à l’Institut d’Esthétique des Arts Contemporains (Paris I – CNRS) et membre du conseil d’administration de la Société Française d’Analyse Musicale. Il a publié plusieurs essais (Esquisse pour une pensée musicale ; Analyse musicale, sémiologie et cognition des formes temporelles) aux éditions l’Harmattan ainsi que des ouvrages collectifs (L’espace : musique / philosophie avec Makis Solomos ; Observation, analyse, modèle :peut-on parler d’art avec les outils de la science ?avec Fabien Levy). Il a participé à la fondation de la revue Filigrane ainsi qu’à celle de la revue en ligne Musimediane. Il est membre du conseil d’administration de la SFAM. 2 http://www.musimediane.com/article.php3?id_article=21 <décembre 2005> 2 concordance harmonique, ce qui nous amènera à envisager les différentes possibilités de réseaux et de mieux comprendre les systèmes théoriques sous-jacents. Cela nous conduira à présenter l’utilisation récente du système hexagonal dans la construction de nouveaux claviers. Enfin, après avoir donné un exemple illustrant la notion d’analyse structurelle des accords en composantes triadiques, nous proposerons une analyse d’une pièce de Modeste Moussorgski extraite de ses Tableaux d’une exposition de 1874 : Les catacombes. 1. L’origine des réseaux de notes (Tonnetz) Il n’est pas anodin de remarquer que c’est au début du dix-huitième siècle, parmi de savantes considérations sur les problèmes mathématiques posés par l’égalisation du tempérament que l’on trouve, chez le mathématicien et physicien Suisse Léonard Euler, la première proposition de réseau de notes. Voici (Fig. 1) la première représentation qu’en donne Euler : Fig. 1. Le diagramme proposé par Euler à la page 147 de son Tentamen novae theoriae musicae ex certissismis harmoniae principiis dilucide expositae de 1739.3 Il apparaît clairement que ce réseau est sous-tendu par un double problème récurrent dans la théorie musicale : le problème de l’enharmonie, ou, si l’on veut le dire de manière plus prosaïque, comment faire boucler sur une même note le cycle des douze quintes, et accessoirement celui des trois tierces majeures et des quatre tierces mineures. La cohérence du tempérament implique des « égalités » que la stricte raison mathématique refuse. Il faut trouver un compromis entre les vertus fonctionnelles d’objets algébriques interchangeables et les possibilités de tolérance de la perception. Euler reprendra son idée de réseau dans un article intitulé De harmoniae veris principiis perspeculum musicum repraesentatis, mais d’une manière complètement symétrique 3 http://math.dartmouth.edu/~euler/docs/originals/E033p80-168.pdf (consulté en mars 2009) 3 à la précédente, tout en gardant la même logique « cartésienne » d’un axe de quintes et d’un axe de tierces majeures. Fig. 2. Le diagramme donné par Euler à la page 350 de De harmoniae veris principiis perspeculum musicum repraesentatis publié originalement dans les Novi Commentarii academiae scientiarum Petropolitanae 18, 1774, pp. 330-353.4 Quand Riemann revient à l’idée d’Euler, à la fin du dix-neuvième siècle, c’est dans un tout autre contexte théorique.5 La cyclicité mise en lumière par les graphes d’Euler peut en effet concerner non seulement les notes, mais aussi les accords (en dédoublant majeur et mineur), et les tonalités. Tous les niveaux de la hiérarchie musicale sont donc concernés. Selon Nicolas Meeus, « il existe en Allemagne une tradition pratiquement continue de l'usage du Tonnetz depuis Riemann. »6 Il y a, dans la deuxième moitié du vingtième siècle diverses utilisations de ces représentations. Elles étaient par exemple utilisées dans un contexte pédagogique par l’organiste et théoricien Conrad Letendre. « Conrad Letendre (1904-1977) a effectivement poursuivi, parallèlement à son enseignement de l’orgue, des recherches sur les dimensions théoriques de la musique. Ses disciples Jean Chatillon et Michel Perrault en ont fait les bases du Pantonal, un système complet de formation musicale qui a connu un certain succès au Québec et, semble-t-il, ailleurs dans le monde. L’institut qu’ils ont fondé dans ce but a fermé ses portes au début des années 90, mais l’essentiel de leur enseignement théorique se trouve maintenant sur un site web en anglais : http://www.musicnovatory.com/index.html7 » On y trouve notamment cette figure, qui articule le cycle diatonique autour d’un cycle des quintes ascendant en faisant valoir la rigoureuse symétrie de cette construction autour de D (Ré). 4 http://math.dartmouth.edu/~euler/docs/originals/E457.pdf (consulté en mars 2009) 5 Il faut remarquer que la représentation choisie par Riemann ne fait pas l’économie des équivalences enharmoniques du tempérament. Cet aspect a été récemment développé par Thomas Noll et Andreas Nestke qui reprennent l’idée d’une représentation des hauteurs « dans le sens de l’intonation juste ». Cf. NOLL, Thomas et NESTKE, Andreas, « L’aperception des hauteurs », in Penser la musique avec les mathématiques ?, sous la direction de Gérad Assayag, Guerino Mazzola et François Nicolas, Sampzon, Delatour France, 2006, p. 231-246. 6 Nicolas Meeus, communication sur la liste de diffusion Musisorbonne, le 4 juillet 2008. Il cite en particulier : IMIG Renate, Systeme der Funktionsbezeichnung in den Harmonielehren seit Hugo Riemann, Dusseldorf, Gesellschaft zur Förderung der systematischen Musik,1970, et VOGEL, Martin, Die Lehre von den Tonbeziehungen, Bonn, Verlag für systematische Musikwissenschaft,1976. 7 Paul Cadrin, communication sur la liste de diffusion Musisorbonne, le 4 juillet 2008. 4 Fig. 3a : Le schéma dit de la « pantonalité » présenté par les disciples de Conrad Legendre sur le site http://www.phenomenemusique.com/ Dans le contexte francophone, il convient de mentionner également les propositions théoriques des compositeurs Claude Ballif et Henri Pousseur8. Le premier a présenté un système de composition, la métatonalité, qui reproduit le schéma de Euler en conservant la visualisation circulaire du cycle des quintes. Fig. 3b : Le schéma dit de la « métatonalité » proposé par Claude Ballif.9 8 POUSSEUR, Henri, Série et harmonie généralisées, une théorie de la composition musicale, Bruxelles, Mardaga, 2009. 9 Schéma paru dans La revue musicale. Cité par TOSI, Daniel, Histoire de la musique, sous la direction de Marie-Claire Beltrando- Patier, Paris, Bordas, 1982, p. 597. 5 Daniel Tosi voit dans la « métatonalité » un compromis entre la tonalité et le dodécaphonisme10 et suggère ainsi qu’il y a entre les deux une « solution de continuité ». Le réseau proposé par Euler dans un tout autre contexte peut aider à penser cette continuité en mettant en évidence et en neutralisant à la fois les hiérachies introduites par d’autres représentations. Au début des années 1980 la notion riemannienne de fonction tonale est formalisée par David Lewin, qui met en avant l’importance pour la tonalité de la logique cyclique des triades majeures et mineures selon l’ordre F a C e G (FaM Lam DoM Mim SolM).11 Xavier Hascher reprendra les travaux de Lewin et mettra en évidence les cycles qui portent son nom.12 Ces cycles peuvent être présentés dans un réseau des accords/tonalités selon la logique suivante (Fig. 4)13 : Fig. 4 : Le réseau des accords uploads/s3/ l-origine-des-re-seaux-de-notes-tonnetz.pdf

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